L'école d'Abélard
sur la montagne Sainte-Geneviève

La tour Clovis
Cette tour et son premier étage - les autres étages sont postérieurs - ont été construits vers 1080 "par le préchantre Thibaud qui lègue sa prébende de la cathédrale Notre-Dame à Sainte-Geneviève, construit la tour jusqu'au premier étage et décore le bâton du préchantrre d'or et d'argent et de pierres précieuses."

Cette tour, voilà ce qui reste de l'église Sainte-Geneviève qu'a connue Pierre Abélard quand il est venu  installer son école sur le territoire de Sainte-Geneviève, une première fois, dans les années 1110-1112.
Elle est désormais incluse dans les bâtiments du prestigieux Lycée Henri IV.


La tour Clovis du Lycée Henri IV, à gauche
 l'église Saint-Etienne du Mont séparée par la rue Clovis

Saint-Etienne du Mont

Le Lycée Henri IV


La tour Clovis

L'église Sainte-Geneviève du XIe siècle
in "Pierre Abélard, Pierre le Vénérable" colloque CNRS 1972, May Vieillard-Troiekouroff l'église Sainte- Geneviève de Paris au temps d'Abélard.
 
Sainte-Geneviève avait été au VIe siècle le premier panthéon des rois mérovingiens. C'est Geneviève, 423-512, héroïne de la résistance aux Huns, qui aurait demandé à Clovis de construire une église sur la colline qui porte son nom aujourd'hui. Clovis et Clotilde furent enterrés auprès de la sainte patronne de Paris. Après les invasions normandes et leurs destructions, elle est restaurée au début du XIe siècle par Robert le Pieux. Elle est l'objet de grands travaux dans la seconde moitié du XIe siècle. L'étude de l'architecture d'après les documents qui nous sont restés et l'étude des éléments de la sculpture encore conservés permettent de connaître l'église qui venait d'être achevée quand Abélard commença à enseigner dans le cloître de Sainte-Geneviève. Imaginons néanmoins un établissement monastique avec sa bibliothèque, son scriptorium et son cloître, bâtiments isolés au milieu de la campagne dans un paysage de vignes sur les coteaux qui descendent vers la Seine jusque vers Sain-Julien-le-pauvre.

A la fin du XVIIIe siècle le projet d'une nouvelle église, le futur Panthéon de Soufflot, allait amener la destruction de celle du XIe. En 1807 l'architecte Bourla fut chargé de sa démolition. L'intervention d'Alexandre Lenoir permit de sauver dans le musée des Monuments Français quelques pièces de sculpture. Des croquis et des relevés donnent un aperçu de cette église disparue, contre laquelle était accolée l'église Saint-Etienne du Mont construite à partir de 1222. Son emplacement occuperait l'actuelle rue Clovis. Seule a été épargnée la tour du même nom.


Plan de Sainte-Geneviève


A gauche, Saint-Étienne du Mont, à droite l'église Sainte-Geneviève

Lavis de Denise Duchâteau réalisé avant la destruction de 1807


 Nef de Sainte-Geneviève

L'abbaye Sainte-Geneviève
"Cette très vieille et puissante fondation du très haut Moyen Âge était occupée par une communauté de chanoines indépendants de l'évêque. Comme leurs collègues de Notre-Dame, ces chanoines avaient refusé la réforme qui les aurait contraints à la pauvreté et au respect d'une règle. Les Garlande avaient des amis parmi eux." Jacques Verger
Cette abbaye était une seigneurie ecclésiastique. Elle avait la double qualité d'être à la fois une abbaye indépendante des agents royaux et une abbaye exempte, c'est à dire indépendante de l'évêque de Paris.

 

 

 



Chapiteau roman

 in "Abélard en son temps" colloque 1979, Michel Reulos, sur les pas d'Abélard,  p.80
Sainte-Geneviève a été, avec l'école du cloître Notre-Dame et l'école Saint-Victor, à l'est de Sainte-Geneviève sur la rive gauche, le grand centre où on enseignait, du temps d'Abélard, les arts libéraux.
 

Abélard installe son école
Abélard a trente-deux ou trente-trois ans. C'est un maître réputé dans les arts libéraux. Ses controverses avec Guillaume de Champeaux l'ont rendu célèbre. Il a déjà écrit plusieurs ouvrages de logique : Super Porphyrium, un commentaire sur l'Isagoge de Porphyre, super Categorias et super Perihermeneias, deux traités d'Aristote. De Melun où il enseigne déjà, il ambitionne de parvenir à l'école de Notre-Dame. La place semble libre car Guillaume de Champeaux est à Saint-Victor. Hélas ! Guillaume a mis à Paris un homme à lui, un successeur pour occuper la chaire que convoitait Abélard :

"Peu de temps après, sentant que son entrée en religion était suspecte à la plupart de ses disciples et qu'on murmurait tout haut au sujet de sa conversion qui ne lui avait pas fait quitter Paris, il se transporta, lui, sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt je revins de Melun à Paris, avec l'espérance qu'il me laisserait la paix. Mais puisqu'il avait fait occuper ma place par un rival, comme je l'ai dit, j'allai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte Geneviève, comme pour faire le siège de celui qui occupait ma place." Historia calamitatum

Le langage militaire qu'utilise Abélard en la circonstance 'établir son camp", "faire le siège", montre bien que les hostilités sont ouvertes entre les partisans de Guillaume et ceux d'Abélard. Guillaume ne s'y trompe pas : Il avait pris le large dans la campagne avec quelques disciples pour mener une vie plus conforme à l'idéal monastique qu'il professait désormais. Voyant la détermination d'Abélard, il revient sur Paris et reprend son enseignement au cloître de Saint-Victor, tout en bas sur les bords de la Seine au confluent de la Bièvre.
La concurrence est acharnée. Il s'agit d'écoles privées et payantes. On se dispute les étudiants qui ne sont pas si nombreux : quelques dizaines dans chaque école, plutôt que quelques centaines.

Abélard triomphe
Si l'on en croit Abélard, les controverses, les disputes, les échanges d'arguments auraient toujours tournés à l'avantage d'Abélard. Le soutien que Guillaume aurait apporté à son successeur n'aurait eu d'autres résultats que de faire fuir les élèves de ce dernier. Le cours de grammaire sur Priscien est déserté au profit de l'enseignement d'Abélard.

 "À cette nouvelle, Guillaume, perdant toute pudeur, revint incontinent à Paris, ramenant ce qu'il pouvait avoir encore de disciples et sa petite confrérie dans son ancien cloître, comme pour délivrer le lieutenant qu'il y avait laissé. Mais, en voulant le servir, il le perdit. En effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscien qui lui avaient valu quelque réputation, Notre maître à peine de retour, il les perdit tous, dut renoncer à tenir école, et peu après, désespérant de la gloire de ce monde, il se convertit, lui aussi, à la vie monastique. Quelles furent les disputes que mes élèves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après son retour à Paris, quels succès la fortune nous donna dans ces rencontres, quelle part il m'en revint, vous le savez depuis longtemps par les faits mêmes. Ce que je puis dire avec un sentiment plus modeste qu'Ajax, mais avec audace, c'est que, "si vous demandez quelle a été l'issue de ce combat, je n'ai point été vaincu par mon ennemi". Je voudrais n'en rien dire, que les faits parleraient d'eux mêmes, et leur issue le manifesterait." Historia calamitatum

Sans doute faut-il aussi écouter un témoignage moins favorable à Abélard ? Dans la vie de saint Gosvin d'Anchin, c'est le jeune élève Gosvin qui, à Sainte-Geneviève, porte la controverse à Abélard. Celui-ci est alors obligé de tenir compte des arguments de son élève et doit composer. Quelle victoire pour ce jeune étudiant d'avoir pu faire face un tel maître ! Un gringalet contre "un rhinocéros indompté" comme dira son biographe  !  Gosvin et Abélard se retrouveront dix années plus tard à Saint-Médard de Soissons dont Gosvin sera le prieur et en quelque sorte le géölier d'Abélard.

Les succès d'Abélard sont interrompus vers 1112 par son départ pour sa patrie natale, Le Pallet, où il doit se rendre pour assister à l'entrée au monastère de ses parents. Son père Bérenger se fait moine - peut-être à Saint-Sauveur de Redon - et sa mère l'imite en rentrant comme moniale - peut-être à Fontevrault.

Essor intellectuel de la rive gauche
C'est bien alors à partir de l'enseignement d'Abélard que l'on assiste à un afflux d 'élèves et aussi de maîtres sur la rive gauche, sur les pentes de la colline Sainte-Geneviève. L'urbanisation commence à se développer pour loger maîtres et élèves qui profitent de l'indépendance de cet enclos. Celui-ci reste sous la responsabilité de la seule abbaye.

Abélard lui-même, vingt ans plus tard, à partir 1132 jusque vers 1137, reviendra enseigner sur la colline. Nous aurons vers 1136 le témoignage de Jean de Salisbury, 1115-1180, qui voit dans Abélard "un maître clair et admiré de tous."
"Je me rendis auprès du péripatéticien du Pallet qui était alors sur la montagne Sainte-Geneviève un maître célèbre et admirable, le premier de tous. Là, à ses pieds je reçus les premiers rudiments de cet art (la logique) et autant que ma modeste intelligence en était capable je saisissais de toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Ensuite, après son départ qui à mon sens fut bien hâtif, je m'attachai à maître Albéric dialecticien très estimé qui brillait parmi les autres et était à vrai dire un adversaire acharné de l'école nominaliste. Je vécus ainsi près de deux ans sur la montagne ayant comme maître en cet art Albéric et maître Robert de Melun."

in Jean Jolivet. Abélard ou la philosophie dans le langage. Paris cerf Vestigia 1994, p.35


Abélard et son école sur la montagne Sainte-Geneviève -Sorbonne - Flameng 1889
Grand escalier du péristyle

A l'aube des universités
 
Le bouillonnement intellectuel de ce quartier qui deviendra le quartier latin peut à juste titre être considéré comme "l'aube des universités". Ainsi est fixé pour longtemps l'épicentre intellectuel de la France. Abélard y aura brillamment contribué par la nouveauté de son enseignement aussi bien dans les arts du langage qu'en théologie. Ce n'est qu'un peu plus d'un siècle plus tard, en 1257, que Pierre de Sorbon, chapelain et confesseur du roi de France saint Louis, ouvrira le collège de théologie qui porte son nom et qui deviendra la Sorbonne.

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