Abélard élève de Roscelin à Loches

 

 

L'étudiant itinérant
Vers 1095 Abélard abandonne le foyer familial et l'oppidum du Pallet pour se consacrer aux lettres : "échangeant les armes de la guerre contre celles de la logique". Écoutons-le affirmer avec fierté sa vocation d'intellectuel et de futur professeur ! Il se met alors  à "parcourir les provinces" !

"Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait quelque teinture des lettres ; et, plus tard, il se prit pour elles d'une telle passion, qu'il voulut que tous ses fils fussent instruits des lettres avant de l'être du métier des armes. Et ainsi fut-il réalisé. J'étais son premier né ; plus je lui étais cher à ce titre, plus il s'occupa de mon instruction. Moi, de mon côté, les progrès que je fis dans l'étude m'y attachèrent avec une ardeur croissante, et tel fut bientôt le charme qu'elle exerça sur mon esprit, que, renonçant à l'éclat de la gloire des armes, à ma part d'héritage, à mes privilèges de droit d'aînesse, j'abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve. Préférant à tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j'échangeai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les trophées des batailles aux assauts de la dispute. C'est pourquoi je parcourus les provinces en disputant, me transportant partout où j'entendais dire que l'étude de cet art était en honneur, en véritable émule des péripatéticiens." Historia calamitatum


Abélard et son école sur la montagne Sainte-Geneviève
Toile marouflée, Paris Sorbonne, François Flameng 1889


La citadelle de Loches,
au sud (jaune) le donjon,
au nord (rouge) la collégiale Notre-Dame

L'étape de Loches
Nous connaissons cette étape par la lettre de controverse et d'injures que Roscelin, chanoine de Loches, philosophe du nominalisme, écrira une vingtaine d'années plus tard. Cette lettre contient la phrase suivante :
"Et l'église de Tours, et celle de Loches où toi, le moindre de mes disciples, tu t'es assis à mes pieds comme à ceux de ton maître et l'église de Besançon dans laquelle je suis chanoine, sont‑elles situées hors du monde, elles qui toutes me vénèrent et me reçoivent et acceptent avec joie ce que je dis, dans leur désir d'apprendre ?»
" Roscelin, Lettre à Abélard
Othon de Frisingen 1109-1158, ancien élève d'Abélard des années 1130 confirmera dans sa chronique :
 
" Il eut d'abord pour précepteur un certain Roscelin qui le premier dans notre siècle introduisit dans la Logique le système nominaliste (doctrine d'après laquelle les gens et les espèces ou « universaux » n'existent que de nom) il visita ensuite les savants professeurs Anselme de Laon et Guillaume de Champeaux évêque de Chalon."

La ville haute
Loches a gardé son caractère médiéval, ses remparts et ses portes. La citadelle de Loches est perchée sur un promontoire rocheux qui domine l'Indre d'environ 30 m. On y accède par l'unique "porte royale". On y trouve, au sud, le fameux donjon carré construit par Foulques Nerra entre 1010 et 1035, l'un des premiers donjons en pierre.
Au nord se situent le "logis royal" des XIVe et XVe, gothique flamboyant, et la collégiale romane Notre-Dame qu'on appelle aujourd'hui (et depuis 1792) église Saint-Ours.

Église Saint-Ours de Loches
(ancienne collégiale Notre-Dame)
Cette église aurait été construite vers 979-985 par le père de Foulques Nerra, Geoffroi Grisegonelle 940-987 en pénitence de ses fautes. C'est à la suite d'un pèlerinage à Rome que le pape Jean XIII lui aurait imposé de construire une église en l'honneur de Notre-Seigneur et de Notre-Dame et de la doter suffisamment pour l'entretien de douze chanoines. On remarquera l'allure de donjon de la tour-clocher qui avait aussi une fonction de défense et de guet et qui date de cette première période de construction.

Le milieu du XIIe siècle, sous l'action du prieur des chanoines Thomas Pactius, verra l'achèvement de cet extraordinaire ensemble roman. La nef sera voûtée avec ces curieuses pyramides octogonales appelées "dubes". On construira le chevet, le transept, la tour de la croisée, la partie octogonale surmontée d'une flèche à huit pans qui couronne la tour-clocher du XIe, enfin le narthex sur l'avant. Voir "Loches Beaulieu et alentour" par les amis du pays lochois, 1997


Le donjon de Foulques Nerra

Le parcours de Roscelin "nominaliste"
Avant de venir enseigner à Loches et de devenir chanoine de sa collégiale Roscelin aura eu une carrière agitée :

"Breton, chanoine de Compiègne, Roscelin 1050-1125 professait que seules existaient les substances individuelles, et que, par conséquent, tous les noms qui ne représentaient pas ces substances individuelles n’étaient que des produits du langage, des mots, des souffles de voix (flatus vocis). Et puisque, de toute évidence, les substances individuelles ne sont pas universelles, les choses universelles ne pouvaient être que ces produits du langage qui nommaient les choses individuelles : par conséquent, les universaux n’avaient pas d’existence réelle. C’est ce que les historiens de la philosophie ont appelé le nominalisme, mais que les modernes considèrent plutôt comme un " vocisme ". Alertée par saint Anselme, entre autres, l’Église s’alarma. Cette théorie ébranlait en effet le dogme de la Trinité : ou bien Dieu existait réellement, et il était un et indivisible, ou bien seules les trois personnes existaient réellement et le nom de Dieu n’était à toutes fins utiles qu’un nom collectif ne désignant aucune réalité distincte. Comme on peut s’y attendre, un concile fut convoqué à Soissons en 1092 ; cette doctrine y fut condamnée, et Roscelin s’exila en Angleterre. "
P. Morin in "Des intellections", Vrin 1993, p. 131
 
De nouveau chassé d'Angleterre pour avoir critiqué les moeurs du clergé, Roscelin arrivera à Loches à la fin du XIe, vers 1095.


Loches, à gauche église Saint-Ours (collégiale) à droite logis royal XVe

Les parties les plus anciennes de cette splendide église romane  Saint-Ours sont bien antérieures à la venue de Roscelin et d'Abélard à Loches, en particulier cette tour-clocher à l'allure de donjon.
Voir "Touraine romane", Zodiaque, 1957

C'est au chapitre de cette collégiale que Roscelin  pourra très vraisemblablement s'agréger comme chanoine. C'est là qu'il enseigne autour des années 1095-1100. C'est "à ses pieds" comme il l'écrit, qu'Abélard se fera son élève. Ils ont donc, l'un et l'autre, circulé sous la voûte de cette tour-clocher et franchi ce portail polychrome que nous voyons aujourd'hui.


Collégiale : portail polychrome du narthex à la tour-clocher

Le portail polychrome
Le portail roman qui fait communiquer le narthex avec la tour-clocher est encore d'une émouvante beauté malgré les mutilations et les martèlements de la période révolutionnaire.
Le cordon externe à la troisième voussure est  orné de personnages disposés selon la courbure de l'arc. On a souvent pensé qu'il s'agissait des vertus ou encore des vierges sages et folles.
En réalité, ce sont des allégories des sept arts libéraux, femmes aux vêtements finement plissés et tuyautés.


L'Astronomie

Ces sept arts étaient la base de l'enseignement dans les écoles canoniales du Moyen Âge :
Trivium
: la Grammaire porte une férule, la Rhétorique tient un vase dans sa main gauche, La Dialectique tient un serpent dans ses mains.
Quadrivium
: l'Astronomie montre deux étoiles de la main droite, la Géométrie porte un compas, la Musique porte une petite harpe, l'Arithmétique tient un livre ou un boulier.
 "Cette représentation prouve notamment que l'école canoniale associée à la collégiale de Loches était de grande qualité et figurait parmi les meilleures de France." Jacques Lablancherie   N'est-ce pas ce que recherchait Abélard ?


Collégiale, le chevet


Collégiale, vue sud


Intérieur de la collégiale


Collégiale vue nord-est


Collégiale, tour-clocher

Plan de la collégiale

La zone en jaune de la tour-clocher existait au temps où Abélard était élève de Roscelin.
Sans doute sont aussi de cette époque certaines parties de la nef, notamment la partie basse des murs latéraux.

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