Abélard fugitif  de Saint-Denis
se réfugie à Provins
 


Provins, situé à 90 kilomètres de Paris, est aujourd'hui en Île de France. La qualité de son site et de ses monuments l'ont fait inscrire au patrimoine mondial par l'UNESCO. Au temps d'Abélard c'est une ville de la province de Champagne.
De 1019 à1284, sous les comtes de Champagne, Provins va connaître sa plus grande prospérité.
Ceux-ci fondèrent des établissements religieux qu’ils dotèrent richement, on comptait plus d’une vingtaine d’églises, chapelles, couvents et institutions hospitalières. Ils encouragèrent la création de manufactures de draps, de cuirs et de coutellerie qui acquirent une grande réputation et créèrent des foires qui devinrent célèbres dans toute l’Europe: les foires de Champagne. Au douzième siècle, la ville fut ceinte de fortes murailles protégeant aussi une cour brillante recevant des poètes et des intellectuels parfois persécutés. Ce sera le cas pour Abélard.

La dispute à propos de saint Denis
 


La cathédrale Saint-Denis aujourd'hui,
ancienne église de l'abbaye

Nous sommes en 1121. Abélard qui a quarante deux ans vient d'être condamné, au début de cette année 1121, par le Concile de Soissons. Il doit brûler en public sont livre sur la Trinité, la "théologia summi boni" et est enfermé quelques jours, au plus quelques semaines, au cloître de Saint-Médard de Soissons. Rapidement, cependant, grâce à l'intervention du légat du pape, il réintègre son monastère de Saint-Denis. Mais Abélard n'y compte pas que des amis et le conflit va éclater à propos de saint Denis patron du monastère et patron du royaume capétien :

"Quelques mois à peine s'étaient écoulés, que la fortune leur offrit l'occasion de me perdre. Un jour, dans une lecture, je tombai sur un passage de l'exposition des Actes des Apôtres de Bède, où cet auteur prétend que Denis l'Aréopagite était évêque de Corinthe, non d'Athènes. Cette opinion contrariait vivement les moines de Saint Denis, qui se vantent que leur Denis est précisément l'Aréopagite et que ce dernier, sa Vie 1'atteste, est évêque d'Athènes. Je communiquai à quelques frères qui m'entouraient le passage de Bède qui nous faisait objection. Aussitôt, transportés d'indignation, ils s'écrièrent que Bède était un imposteur, qu'ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d'Hilduin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce pour vérifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l'exactitude, avait péremptoirement levé tous les doutes dans son histoire de Denis l'Aréopagite. L'un d'eux me priant alors avec instance de faire connaître mon avis sur le litige de Bède et d'Hilduin, je répondis que l'autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l'Église latine, me paraissait plus considérable." Historia calamitatum


La dialectique d'Abélard
La question qu'a soulevée Abélard est simple : saint Denis, vénéré comme premier évêque de Paris, martyr en compagnie du prêtre Eleuthère et du diacre Rustique est-il le même personnage que ce Denis l'aréopagite, celui que saint Paul a converti, après  son discours devant l'Aréopage, lors de son passage à Athènes. Les "Actes des apôtres", 17,31 disent ces quelques mots :
"Quelques hommes cependant s'attachèrent à lui et embrassèrent la foi. Denis l'aréopagite fut du nombre. Il y eut aussi une femme nommée Damaris et d'autres avec eux."
 Hilduin abbé de Saint-Denis vers 814-815, en  hagiographe soucieux d'exalter son héros, mais aussi traducteur de textes grecs attribués à un certain Denis l'aréopagite, avait écrit que l'évêque de Paris était l'aréopagite de Paul. Les moines avec enthousiasme avaient  accordé foi à ce récit de leur abbé qui leur valait un si illustre fondateur. Saint Denis fait partie de ces saints "céphalophores", ce qui signifie que, selon la légende, il porta sa tête après la décollation. Le bourreau après avoir décapité Denis lui mit la tête dans les mains en lui disant :"Tiens ceci, Denis, je te la donne."

Cependant Abélard, lecteur infatigable des "autorités", découvre dans "l'histoire ecclésiastique" de Bède le Vénérable 673-735, bénédictin anglais, cultivé et érudit, que cet évêque de Paris aurait été évêque de Corinthe et non d'Athènes. Pour plaisanter Abélard s'en ouvre à ses confères moines. Il faut donc choisir entre Hilduin et Bède. Abélard estime que Bède est une "autorité" plus sure et affirme que le saint martyr Denis, évêque de Paris n'est pas Denis l'aréopagite, disciple de saint Paul, évêque d'Athènes.

L'affaire prend une dimension politique car porter atteinte à la réputation de l'abbaye c'est porter atteinte au royaume. L'abbé Adam, prévenu par ses moines, menace de porter l'affaire devant le roi Louis VI lui-même. Abélard risque gros. Abélard écrira sa lettre XI qui semble une rétractation mais celle-ci est assez confuse et pas très convaincante. Cela ne suffira pas à ramener la paix dans l'abbaye.

Un peu d'histoire
En réalité trois personnages différents se cachent sous ce vocable de saint Denis. Il y a d'abord le disciple de saint Paul, le véritable aréopagite, puis le martyr du IIIe siècle évêque de Paris, décapité vers 250 sous le règne de Dèce enfin l'auteur mystique inconnu des Ve ou VIe, ou pseudo-Denis, qui a écrit en grec bon nombre d'ouvrages dont les "hiérarchies célestes" que l'abbé Hilduin avait fait traduire.
Il faut rendre justice à Abélard d'avoir soulevé les contradictions du récit d'Hiduin et d'avoir cherché à établir une vérité même si les connaissances historiques de l'époque ne lui ont pas permis de démasquer l'identité du pseudo-Denys.

Fuite à Provins
Les circonstances de la fuite d'Abélard à Provins sont bien connues par le récit qu'il en fait lui-même :

"Enflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que j'avais toujours été le fléau du monastère, et que j'étais traître au royaume tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chère, en niant que l'Aréopagite fût leur patron. Je répondis que je n'avais rien nié, et qu'au surplus il importait peu que leur patron fût Aréopagite ou d'un autre pays, puisqu'il avait obtenu de Dieu une si belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l'abbé et lui répétèrent ce qu'ils m'avaient fait dire. Celui ci s'en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre ; car il me craignait d'autant plus qu'il était encore plus débauché que ses moines. Il réunit donc son conseil, et devant tous les frères assemblés il me fit de sévères menaces, déclarant qu'il allait immédiatement m'envoyer au roi pour qu'il me punit comme un homme qui avait attenté à la gloire du royaume et porté la main sur sa couronne. Et il recommanda de me surveiller de près, jusqu'à ce qu'il m'eût remis entre les mains du roi. Pour moi, j'offris de me soumettre à la règle disciplinaire de l'ordre, si j'avais été coupable : ce fut en vain." Historia calamitatum

Provins : A l'ouest, la ville haute qui possède encore une partie de ses remparts est dominée par la tour César et la collégiale  Saint-Quiriace. A l'est, la ville basse avec Saint-Ayoul.

Aidé par quelques moines de ses amis qui ont pitié de son sort, Abélard s'enfuit, de nuit, du monastère de Saint-Denis et gagne les terres hospitalières de Thibaud II de Champagne. Il a déjà bénéficié de cette hospitalité lors de sa première querelle avec l'abbé, trois années auparavant, quant il s'est retiré à Maisoncelles-en-Brie.
" Le comte lui même m'était un peu connu ; il n'ignorait pas mes malheurs et il y compatissait pleinement. Je séjournai d'abord au château de Provins, dans la dépendance d'un monastère de Troyes ; j'avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m'aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m'entoura de toutes sortes d'attentions." Historia calamitatum
Cette fois-ci c'est en moine fugitif qu'il vient se mettre sous la protection du comte de Champagne.


Tour César

Le château
La tour César, monument emblématique de Provins, est construite dans les  premières années du XIIe siècle et s'intègre dans les fortifications de la ville haute, à l'ouest, sur l'éperon rocheux.
Le château de Thibaud II de Champagne dont l'emplacement exact est incertain est sans doute situé à proximité de la collégiale Saint-Quiriace, associée de très près à la vie du palais..
C'est sans doute dans ce château comtal qu'en 1121 Abélard trouve d'abord refuge. Il est ensuite l'hôte du prieur de Saint-Ayoul en ville basse.


Collégiale Saint-Quiriace


Tour lanterne de l'ancienne église du prieuré Saint-Ayoul 1049

L'abbé Adam réclame son fugitif
L'abbé de  Saint-Denis voit d'un mauvais oeil son moine fugueur mais combien  illustre, qui comme tout bon moine a fait voeu de stabilité, se faire héberger dans un prieuré concurrent. Saint-Ayoul, en effet, est un prieuré qui a été fondé en 1049, à l'initiative du comte de Champagne, par les moines de l'abbaye bénédictine de Montier-la-Celle près de Troyes. Il ne dépend donc pas de Saint-Denis.
Malgré l'intercession du comte Thibaud II, Adam ne veut rien entendre et menace d'excommunier Abélard et le prieur de Saint-Ayoul si Abélard ne réintègre pas rapidement Saint-Denis.


Intérieur de la collégiale St-Quiriace

 "En effet, ils considéraient comme un titre de gloire pour eux que j'eusse choisi pour me retirer leur couvent de préférence à tous, et maintenant ils disaient que ce serait pour eux un déshonneur très grand que je les abandonnasse pour passer chez d'autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là dessus, ni de ma part ni de celle du comte. Ils me menacèrent même de m'excommunier si je ne nie hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur chez qui je m'étais réfugié de me retenir plus longtemps, sous peine d'être inclus dans la même excommunication. Cette décision nous plongea, le prieur et moi, dans la plus grande anxiété."Historia calamitatum


La tour lanterne de Saint-Ayoul vue du sud

Saint-Ayoul au temps d'Abélard
Ce qu'il reste aujourd'hui du prieuré du XIe, c'est à dire la tour lanterne et les transepts nord et sud, est inséré dans des constructions postérieures du XIIIe et XVIe siècle. De surcroît, on n'aperçoit ces structures du XIe que de l'extérieur, car on ne pénètre pas actuellement dans cette tour et ces transepts qui sont séparés de la nef par un mur intérieur depuis 1527 ! Seule la nef, propriété communale, est affectée au culte paroissial. La tour, les transepts et absides ainsi que les anciens bâtiments conventuels, sont propriété de l'Etat. Ils ont été utilisés depuis 1826 comme caserne de cavalerie. Ils sont inaccessibles au public et paraissent assez délabrés.


Plan de l'église Saint-Ayoul,
en jaune la partie restante du XIe (1049)


 La façade de Saint-Ayoul - 1160

Un compromis négocié
Le 11 janvier 1122 l'abbé Adam meurt. Suger lui succède. Abélard profite de ce changement pour faire jouer ses relations , sortir de l'impasse et retrouver un statut qui lui convienne. Il se déplace en personne à Saint-Denis accompagné de l'évêque de Meaux pour exposer sa cause à Suger. Cela ne suffit pas, Suger temporise. Abélard fait intervenir de proches conseillers du roi : Etienne de Garlande, officier de bouche du roi, convoque l'abbé et ses conseillers et argumente afin de les fléchir. Abélard doit faire des concessions et s'engager à ne pas rejoindre une autre abbaye. Enfin l'accord est trouvé et une convention est signée en présence du roi et de ses ministres. C'est donc une affaire de grande importance !

Abélard est libre

Abélard a retrouvé sa liberté. D'une certaine manière il a été relevé de ses voeux monastiques.


je me retirai donc sur le territoire de Troyes, en un lieu désert qui m'était connu, et quelques personnes m'ayant fait don d'une terre, j'élevai, avec le consentement de l'évêque du diocèse, une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l'invocation de la Sainte Trinité."Historia calamitatum

C'est la fondation du Paraclet sur les bords de l'Ardusson dans le diocèse de Troyes, toujours sous la protection de Thibaud II de Champagne.


Le portail de Saint-Ayoul

page précédente   sommaire