La grotte d'Héloïse
dans le parc de la Garenne Lemot
 

Le récit d'Abélard

C'est Abélard lui-même qui donne dans "l'histoire de mes malheurs" les détails de la venue d'Héloïse au Pallet. Les amants qui habitent sous le toit de Fulbert ont été découverts  par le chanoine ; ils doivent alors se séparer. Mais Héloïse s'aperçoit avec joie qu'elle est enceinte. Le rapt alors est décidé d'un commun accord et, une nuit, Héloïse part pour la Bretagne, au grand dam de Fulbert.

Abélard serait resté à Paris

Si l'on s'en tient au mot même employé par Abélard : "transmisi", on comprend qu'Abélard n'a peut-être pas accompagné Héloïse dans ce long voyage. En revanche, il lui a fait prendre un déguisement de religieuse et l'a recommandée à sa soeur Denise. C'est au Pallet qu'Héloïse accouchera, dans ce donjon qui devait être la maison commune du seigneur et de ses proches chevaliers.
 

Fuite d'Héloïse et d'Abélard
Illustration de Gigoux
Lettres d'Abailard et d'Héloïse
Par M. et Mme Guizot, Paris, Houdaille, 1839

Non multo autem post, puella se concepisse comperit, et cum summa exultatione mihi super hoc ilico scripsit, consulens quid de hoc ipse faciendum deliberarem. Quadam itaque nocte, avunculo eius absente, sicut nos condixeramus, eam de domo avunculi furtim sustuli et in patriam meam sine mora transmisi; ubi apud sororem meam tam diu conversata est donec pareret masculum quem Astralabium nominavit

Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire. Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma soeur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.
Abélard Histoire de mes malheurs, traduction Gréard, révisée par  E.Bouyé .

Le retour à Paris d'Héloïse 

Abélard revient donc au Pallet chercher Héloïse pour en faire sa femme à Paris, car il a promis à Fulbert d'épouser son amante. Héloïse ne partage pas les vues d'Abélard et ne manque pas d'arguments pour le détourner du mariage projeté. Tels sont les faits racontés sobrement par Abélard .

Ilico ego ad patriam meam reversus amicam reduxi ut uxorem facerem, illa tamen hoc minime approbante, immo penitus duabus de causis dissuadente, tam scilicet pro periculo quam pro dedecore meo

J'allai aussitôt en Bretagne, afin d'en ramener mon amie et d'en faire ma femme, Mais elle n'approuva pas le parti que j'avais pris; bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le danger d'abord, puis le déshonneur auquel j'allais m'exposer.
Histoire de mes malheurs, op. cit.

La grande sainte de l'amour

Dans les premières années du XIXe siècle, Abélard et Héloïse vont devenir les héros de l'amour libre, malheureux et persécuté. C'est en 1817 qu'Alexandre Lenoir fera reconstruire au cimetière du Père-Lachaise le monument funéraire néogothique qu'il avait déjà agencé au Musée des monuments Français. Les restes d'Abélard et d'Héloïse y seront transférés en grande pompe le 16 juin 1817. Le tout-Paris fera le pèlerinage. Dans son livre "Héloïse dans l'histoire et dans la légende", Charlotte Charrier n'hésitera pas à parler d'un culte à Héloïse, "grande sainte de l'amour".

A Nantes, le 5 mai 1808, dans un discours prononcé à la Société des Sciences et des Arts de la Loire Inférieure, Monsieur Huet, s'exprime ainsi sur Clisson :

 "Là, sur les bords de la Sèvre, parmi les torrens,(sic) les cascades, les rochers, nos riches coteaux, leurs fraîches vallées et leurs vastes ombrages, qui ne serait  poète, artiste ? (...) qui pourrait voir sans émotion les lieux où le berceau d'abeilard reçut les larmes d'Héloïse et le fruit de ses tristes amours ? "

Lemot Frédéric, Notice historique sur la ville et le château de Clisson, Hocquet, Paris 1812 p. 96



Héloïse en Bretagne
Gravure de Gigoux, op. cit.


Lemot par J.B. Wicar, Roma 1792

François-Frédéric Lemot 1773-1827, sculpteur de renom,  a acheté entre 1805 et 1807 le domaine de la Garenne à Clisson et, sur l'autre rive de la Sèvre, le château moyenâgeux. Il veut faire de ce domaine un paysage italien à la Poussin. Il veut l'agrémenter de statues, de petits temples, de cascades, de "fabriques". Malgré la sobriété du récit d'Abélard qui ne parle ni de la Sèvre ni de Clisson, le baron Lemot n'a pas de peine à imaginer Héloïse  dans la Garenne qu'il vient d'acquérir à Clissonr.

 La mélancolie d'Héloïse
sur les bords de la Sèvre nantaise
selon F. Lemot.

"L’absence de celui qu’elle adorait rendait moins vifs pour elle les doux plaisirs de la maternité ; son âme expansive et brûlante était livrée sans cesse à une inquiète et sombre mélancolie qu’elle ne parvenait sans doute à dissiper qu’en venant sur les bords de la Sèvre rêver à l’objet de sa tendresse et soupirer après son retour. Sept siècles se sont écoulés depuis cette époque et les noms d'Abailard et d'Héloïse embellissent toujours ce délicieux rivage. On interroge avec une curiosité avide ces roches éternelles et ces grottes mystérieuses qui furent les témoins discrets de leurs peines et de leurs plaisirs. On se reporte à ces temps reculés où ces amants venaient dans cette solitude enchanteresse se confier mutuellement leurs vives inquiétudes ; on croit les voir s'égarer sous ces riants ombrages et s'abandonner à toutes les inspirations de l'éloquence, à tous les charmes de la nature et à toutes les enivrantes illusions de l'amour".

 Claude THIENON, Voyage pittoresque dans le boccage de la Vendée ou vues de Clisson et de ses environs, Paris Didot, 1817

Nota : Ce texte est extrait de la préface non signée de l'ouvrage de Thiénon. En réalité c'est un texte de F. Lemot qui reprend ici, à quelques modifications près, les termes de son ouvrage de 1812 déjà cité.

Une grotte découverte par hasard par Lemot ?

S'il fallait en croire F. Lemot, cette grotte aurait été découverte par hasard en 1805 lors de sa première visite à Clisson en compagnie des frères François Cacault 1743-1805 et Pierre Cacault 1744-1810 .
"Un jour en gravissant les rochers, le hasard les conduisit dans une grotte où ils ne purent lire sans la plus vive émotion les vers suivants gravés sur le granit."
Thiénon, op. cit.

Garenne Lemot - grotte d'Héloïse aujourd'hui.
On peut y lire encore, gravés sur le rocher
 les vers de A. Pécot.

Héloïse peut-être erra sur ce rivage,
Quand, aux yeux des jaloux dérobant son séjour,
Dans les murs du Pallet elle vint mettre au jour
Un fils, cher et malheureux gage
De ses plaisirs furtifs et de son tendre amour.
Peut-être en ce réduit sauvage,
Seule, plus d’une fois, elle vint soupirer,
Et goûter librement la douceur de pleurer ;
Peut-être, sur ce roc assise
Elle rêvait à son malheur.
J’y veux rêver aussi ; j’y veux remplir mon cœur
Du doux souvenir d’Héloïse.

Antoine Pécot, 1766-1814, Commissaire impérial près de l'administration des Monnaies à Nantes.

"La surprise dont il fait état est une supercherie destinée à séduire le lecteur"  écrit madame Cosneau.
 Claude Allemand-Cosneau, Clisson ou le retour d'Italie, Cahiers de l'inventaire, Paris, imprimerie nationale,1990, p. 181

Les deux frères Cacault, en effet, étaient morts quand, en 1813, Lemot lui-même a fait graver les vers de son ami Antoine Pécot. Sa correspondance avec son intendant Gautret en témoigne. La grotte d'Héloïse est une simple invention de Lemot à partir d'un cavité plus ou moins naturelle.

Domaine de la Garenne Lemot
Situation de la grotte d'Héloïse

Si vous chercher à retrouver la grotte, descendez jusqu'à la Sèvre. Puis il vous faudra un peu escalader le coteau. Vous aurez quelque peine à déchiffrer sur le granit les vers d'Antoine Pécot. Mais ils sont encore visibles.

La grotte d'Héloïse

 On connaît trois dessins de C. Thiénon 1772-1846, gravés à l’aqua tinta par Piringer 1780-1826, concernant Abélard ou Héloïse. Ces trois dessins gravés ont été édités par Thiénon lui-même en 1817. L’ouvrage comporte 30 planches en noir et blanc, au format 17 x 21 cm environ.

Bien entendu nous n’avons pas de trace des dessins originaux de Thiénon et nous ne savons pas s’il s’agit d’aquarelles ou de dessins au crayon.
Les gravures qui nous intéressent sont les gravures 2, 3 (voir la page la butte du mont Pallet) et 13, (la grotte d'Héloïse).


Claude THIENON, Voyage pittoresque dans le boccage de la Vendée ou vues de Clisson et de ses environs, Paris Didot, 1817

A la fin du mois de Juillet 1817, W.D. Fellowes  après s'être arrêté un moment au Pallet (voir la page Mont Pallet) arrive à Clisson. Le soir même, il va s'asseoir dans la grotte d'Héloïse. Il y revient le lendemain.

 Le récit de Fellowes

VOYAGE DE W. DORSET FELLOWES A CLISSON

J'arrivai à Clisson au moment où le soleil se couchait, et ses rayons étaient encore suffisamment forts pour refléter les tours en ruines du château dans la rivière qui coule à ses pieds .... Je descendis à une petite auberge, honorée de l'appellation d' « Hôtel de la Providence» qui semblait préférable à une autre recommandée par mon guide. Cette auberge, comme on pouvait s'y attendre dans un lieu aussi reculé, avait eu une partie du toit arrachée et, comme la plupart des maisons de cet endroit, portait les marques évidentes de l'affreuse guerre qui y avait eu lieu. Beaucoup sont encore en ruines.

La descente en ville est très raide et accidentée, la route étant formée de solides rochers. Le patron de l'auberge était assis à la porte avec sa famille, mais l'aspect de sa résidence était si peu encourageant que je jugeais préférable de prendre quelques renseignements et de me mettre d'accord avec lui avant de descendre de cheval. Ces préliminaires étant établis, et ayant consenti à lui payer cinquante sous pour le souper et mon lit, et trente pour le petit déjeuner, j'entrai dans la maison: et je ne me souviens pas d'avoir jamais eu meilleur appétit pour un repas ou de l'avoir mieux apprécié, car j'étais resté à cheval pendant seize heures.

Fatigué et épuisé comme je l'étais, j'allai à pied après le dîner vers le charmant domaine de la Garenne, appartenant à Monsieur La Motte qui l'a embelli de la manière la plus intéressante et romantique.
La rivière de la Sèvres borde le domaine et le sépare du beau vieux château de Clisson, dont les hautes tours en ruines et les remparts donnent une noble idée de sa grandeur passée. C'était une très belle soirée, un de ces ciels ravissants, doux et clairs, fréquents à cette saison de la fin de juillet. Je m'assis dans la grotte d'Héloïse, un lieu d'une extrême solitude, formé par les mains de la Nature de grands rochers de granit. Les rossignols chantaient derrière moi à la cime des arbres. Sur les côtés, il y avait toutes sortes de buissons entremêlés d'arbres fruitiers, et la rivière, formant plusieurs chutes et des petites îles rocheuses, donnait un air enchanteur à cette scène des plus romantiques;

« Héloïse, à ce nom, qui ne doit s'attendrir?
Comme elle sut aimer! Comme elle sut souffrir ! »

A l'entrée de la grotte, sont gravées ces lignes, presque effacées par le temps.

.... J'avais visité, quelques semaines auparavant le tombeau d'Abélard et Héloïse au cimetière du Père Lachaise à Paris .... et j'étais allé récemment à Argenteuil le lieu de son refuge. Je venais aussi de voir les ruines de la maison où Abélard est né, dans laquelle Héloïse devint mère et d'où elle a fait de fréquentes visites à cette grotte. L'ensemble de ces circonstances donnait à la scène que je contemplais un puissant intérêt.
Je me levai tôt le lendemain, impatient de revisiter un lieu qui m'avait procuré, la veille, un tel ravissement. Je me promenai le long des superbes rives de la Sèvres dans de vertes prairies... et près de la chute d'eau appelée le Bassin de Diane;...

Les écrivains Français, parlant de cet endroit intéressant, observent:
« Comment soupçonner, en effet qu'au milieu de cette terrible Vendée, qu'au centre de cet impénétrable et sombre bocage, il existe un pays délicieux et fertile ... qui rappelle tous les souvenirs historiques de notre ancienne France, comme le caractère de ses habitants en rappelle les moeurs, le courage et la loyauté. ».

De l'autre côté de la rivière, un peu vers la droite, se dresse l'ancien château de Clisson aussi célèbre dans l'histoire moderne que dans l'histoire ancienne de la Bretagne. Ses tours élevées et ses bastions délabrés s'étendent sur une distance considérable le long de la rive, rappelant les jours anciens de la chevalerie, lorsque la bravoure, l'amour et la religion étaient totalement mêlées et donnaient une sorte de raffinement aux plus grands barbares ......

En voyant ces ruines grandioses, il n'est pas possible de ne pas regretter qu'un endroit où eurent lieu fréquemment de nobles exploits et qui fut habité par l'un des plus grands hommes que la France ait produit, le Connétable de Clisson, ait été si récemment le théâtre d'horreurs sauvages et sanguinaires.
Maintenant, tout est silence et solitude, et dans les nobles ruines qui étaient jadis ornées des étendards et des trophées de victoires chèrement acquises,‑ et où les chevaliers de haut lignage et les belles dames mêlaient leurs rires et leurs réjouissances aux échos des ménestrels qui chantaient des poèmes d'amour ou de bataille ‑ là maintenant, on ne peut voir et entendre que les oiseaux de proie planant au dessus d'un arbre solitaire, planté ici pour marquer le lieu où fut commis un acte qui n'a guère eu son pareil dans les histoires les plus sombres des nations les plus féroces.

 Pendant la guerre de Vendée, les royalistes ont été chassés de Clisson par les républicains commandés par un féroce jacobin. La ville avait été pillée et incendiée avant qu'ils ne la quittent. Vingt sept femmes s'étaient cachées dans les ruines du château pendant la bataille. Lorsque les troupes, qui avaient déjà quitté la place en furent informées, elles reçurent l'ordre d'y revenir, et toutes ces malheureuses femmes furent jetées vivantes dans un puits où elles périrent !!! Il a été comblé depuis, et l'arbre solitaire cité plus haut est maintenant le signe de cet acte sanguinaire et inhumain ......

Le vieux château de Clisson est bâti sur un roc, au bord de la Sèvres, en face de l'embouchure de la rivière nommée Le Moine qui se jette dans la Sèvres à cet endroit, si bien que la ville de Clisson est située au confluent des deux rivières.. Un vieux pont ... relie un quartier de la ville à l'autre et mène au château qui était considéré autrefois comme la défense de la Bretagne.
Les deux rivières coulent sur un lit de roches granitiques qui, formant par endroits des chutes d'eau, embellissent considérablement le paysage environnant. De gros blocs de ces rochers semblent, en plusieurs endroits avoir été empilés par la nature afin de rendre un effet plus romantique. L'ensemble forme une vue des plus pittoresques lorsqu'on le contemple de la rive opposée, et, le souvenir du destin récent du château jette sur le paysage une impression forte et mélancolique .....

N.B. On a conservé pour la traduction française, l'orthographe des noms propres telle qu'elle a été utilisée par W. Dorset Fellowes.

W.D. FELLOWES, ESQ, a visit to the monastery of La Trappe in 1817, with notes, illustrated with numerous coloured engravings, from drawings made on the spot. London, third edition, 1820, page 80 et sq

Le texte du poème de d'Antoine Pécot que quatre années plus tôt François-Frédéric Lemot avait fait graver sur les rochers de la grotte n'a pas échappé au visiteur. Fellowes, sans doute emporté par l'émotion, peut-être aussi pour séduire le lecteur, ajoute un peu vite  (!) que les lettres sont presque effacées par la main du temps : nearly effaced by the hand of time !



Grotte d'Héloïse à Clisson
Dessin de F. D. Fellowes, gravure de J ClarK
publié le 1 mai 1818, par W. Stockdale, 131 Piccadilly.

La signature du dessin est bien celle de W. D. Fellowes.

Cependant la similitude avec la gravure de Piringer est telle qu'on est bien obligé de conclure à une copie de Fellowes sur Thiénon. Il ne fait pas de doute que Fellowes a eu sous les yeux le livre publié par Thiénon en 1817 pour faire sa propre aquarelle.

Mais le paysage est transformé. Il est moins tourmenté, moins angoissé; plus paisible et lumineux.

Les emprunts de W. D. Fellowes aux textes de Lemot.

Il faut constater également que Fellowes s'est beaucoup inspiré de l'ouvrage de Thiénon non seulement pour les gravures mais aussi pour son propre texte. De nombreux passages en français dans l'ouvrage anglais sont  tirés de la préface de l'ouvrage de Thiénon. On sait que cette préface est de Lemot. Fellowes  qui semble l'ignorer parle d'un "french author"; là, au moins, Fellowes reconnaît son emprunt. On aurait aimé le même "fair play" pour les illustrations.

 Pour le rapprochement entre les gravures de C. Thiénon et celles de W. D. Fellowes aller sur la page comparaison.
On trouve notamment de Lemot :
- Le passage sur la mélancolie d'Héloïse, p. 78
- Le poème de Pécot, p. 83
- Terrible Vendée  p. 82
- Les rives ombragées  p. 90
- Le poème de Cerutti  p. 96

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