LETTRE  AU PAPE INNOCENT II
AU NOM DES ÉVÊQUES DE FRANCE

Lettre 337

 

Les évêques exposent au souverain Pontife ce qui s'est passé dans Parfaire de Pierre Abélard qui, après avoir provoqué saint Bernard à se rendre au synode de Sens, a refusé de répondre au reproche. d'hérésie qui lui était adressé et s'est contenté d'inter jeter appel au saint Siège.

 

Au très révérend père et seigneur innocent, parla grâce de Dieu souverain Pontife, Henri, archevêque de Sens, Geoffroy, évêque de Chartres et légat (b) du saint Siège, Hélie, évêque d'Orléans, Hugues, évêque d'Auxerre, Hatton, évêque de Troyes, et Manassès, évêque de Meaux, l'hommage de leurs ardentes prières et de leur obéissance.

 

1. Comme tout le monde reconnaît que ce qui a été confirmé par le saint Siège apostolique passe pour si sûr et si certain qu'il n'est chicane ou passion mauvaise qui puisse en détruire l'autorité, nous avons cru que nous devions vous rendre compte, très saint Père, de tout ce qui s'est fait dans notre dernière réunion, afin due Votre Sérénité daigne approuver et confirmer pour toujours, de son autorité apostolique, ce que, de concert avec plusieurs personnes pieuses et éclairées, nous avons jugé, à propos de décider. Dans la France entière, il n'est presque pas une ville, une bourgade, un château même où l'on n'entende de simples écoliers, non pas des hommes versés dans la connaissance des lettres ou recommandables par leur âge, mais des enfants, des gens simples et sans lettres, des insensés même disputer, non seulement dans l'intérieur des écoles, mais en public et dans les carrefours, sur le mystère de la sainte Trinité, qui n'est autre que Dieu même, et avancer mille propositions non moins contraires à la raison qu'aux enseignements de la foi catholique et à la doctrine des saints Pères. C'est en vain que les personnes bien pensantes les avertissaient, les reprenaient et les exhortaient à renoncer à toutes ces inepties (a) ; ces dogmatiseurs semblaient ne s'en montrer que plus ardents encore; forts de l'autorité de leur maître, Pierre Abélard, et s'appuyant sur son livre. intitulé sa Théologie, ainsi que sur plusieurs autres ouvrages du même genre, ils s'obstinaient tous les jours davantage, au grand détriment des âmes, à soutenir et à défendre leurs dangereuses nouveautés. Émus, alarmés même de cet état de choses, nous n'osions pourtant, non plus que ceux qui partageaient nos sentiments, agiter ces questions délicates et brûlantes.

 

2. Mais l'abbé de Clairvaux, qui avait beaucoup entendu parler de ces choses, étant tombé, par hasard, sur le fameux livre que maître Abélard appelle sa Théologie et sur plusieurs autres de ses ouvrages, les lut avec attention et se crut obligé de faire d'abord en secret une réprimande à l'auteur, puis, selon le précepte de l'Évangile, de le reprendre une seconde fois, en présence de deux ou trois témoins, en l'invitant avec douceur et bonté à détourner ses disciples de s'occuper de toutes ces questions et à corriger ses livres : il exhorta même plusieurs de ses partisans à renoncer à la lecture de ses écrits empoisonnés, à se défaite de ses ouvrages et à se tenir en garde contre une doctrine qui blessait la foi catholique et même à y renoncer formellement. Mais ce docteur se sentit blessé au vif par tout cela et ne put se contenir ; dès lors il se mit à nous presser sans relâche et ne se donna de cesse qu'il ne nous eût décidés à écrire à l'abbé de Clairvaux au sujet de cette affaire, pour l'assigner à comparaître devant nous le jour de l'octave de la Pentecôte, à Sens, où il se disait prêt, lui, Pierre Abélard, à. venir soutenir et défendre les propositions que cet abbé avait précédemment notées d'hérésie. De son côté, l'abbé de Clairvaux ne prit l'engagement ni de rendre à Sens au jour indiqué, ni d'accepter la discussion avec Pierre Abélard. Mais, comme dans l'intervalle, ce dernier fit appel à tous ses partisans en les invitant à se rendre de tous côtés à la controverse qu'il allait avoir à soutenir contre l'abbé de Clairvaux, et en les pressant vivement de venir se grouper autour de lui pour donner, par leur présence, plus de force à ses opinions et à son système, l'abbé de Clairvaux, qui ne pouvait ignorer toutes ces menées, craignit que son absence ne fût un prétexte pour les sots et pour les partisans de ferreux. de regarder toutes les propositions, ou plutôt toutes les folies du maître, comme beaucoup plus fortes et plus solides qu'elles ne l'étaient en effet, il se présenta dans l'ardeur d'un saint zèle, de son propre mouvement ou plutôt par un véritable mouvement du Saint-Esprit, devant nous, à Sens, le jour même qui lui avait été indiqué, mais pour lequel il n'avait d'abord voulu prendre aucun engagement. Or ce jour-là, qui était celui de l'octave de la Pentecôte, tous nos frères, les suffragants de notre métropole, s'étaient réunis à nous dans la ville de Sens pour contribuer par leur présence à la pompe de la révélation des saintes reliques que nous nous proposions de faire ce jour-là au peuple dans notre église métropolitaine.

 

3. Ce fut donc en présence du glorieux roi de France, Louis, du pieux Guillaume, comte de Nevers, de monseigneur l'archevêque de Reims, accompagné de quelques-uns de ses suffragants, devant nous et en présence de tous les évêques nos suffragants, excepté ceux de Nevers et de Paris, d'un grand nombre d'abbés aussi distingués par leur science que par leur piété, et de clercs fort instruits, que l'abbé de Clairvaux et Pierre Abélard, suivi de ses partisans, firent leur entrée dans l'assemblée. Pour abréger, le seigneur abbé mit sous nos yeux lé livre de la Théologie de Pierre Abélard, en signala plusieurs propositions qu'il qualifiait d'absurdes et même de pleinement hérétiques, et mit maître Pierre en demeure ou de nier qu'elles étaient de sa plume, ou de les prouver, ou enfin de les rétracter s'il reconnaissait les avoir écrites. Maître Pierre, comme s'il ne fût pas bien sûr de lui-même, commença par chercher des détours, et finalement refusa de s'expliquer, quoiqu'il eût pleine liberté de le faire, qu'il fût en lieu parfaitement sûr et qu'il eût des juges équitables. Il aima mieux en appeler à Vous, très saint Père, et se retira ensuite de l'assemblée avec tous ceux qui l'y avaient suivi.

 

4. Pour nous, quoique cet appel ne nous parût point canonique, nous nous sommes abstenus, par respect pour le saint Siège apostolique, de prononcer aucun jugement contre sa peine ; mais quant à ses erreurs dogmatiques, qui déjà avaient infesté une foule de personnes et pénétré jusqu'au fond du coeur d'un grand nombre de gens, nous les avion; condamnées la veille du jour où Abélard interjeta son appel; après les avoir, à plusieurs reprises différentes, lues et relues en pleine assemblée, et après avoir entendu par quelles raisons excellentes et par quels arguments, tirés de saint Augustin et des autres Pères le seigneur abbé de Clairvaux en démontrait la fausseté et le sens évidemment hérétique. Mais, comme ces erreurs entraînent une infinité les d'âmes dans une voie on ne peut plus pernicieuse et tout à fait damnable, nous vous prions tous d'une voix, très saint Père, de les censurer de votre propre autorité et de décerner des peines contre quiconque s'opiniâtrera méchamment à les défendre. De plus, si Votre Révérence jugeait à propos d'imposer silence à leur auteur, de lui ôter le pouvoir d'enseigner et d'écrire, de condamner ses ouvrages comme remplis de dogmes impies, elle arracherait ainsi les ronces et les épines du champ de l'Église et pourrait encore jouir de la consolation de voir l'héritage du Christ se couvrir de verdure, de fleurs et de fruits. Nous vous adressons, très révérend Père, la liste de quelques-unes des propositions que nous avons condamnées, afin que par ces extraits vous puissiez vous faire plus aisément une idée du reste de l'ouvrage. 

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

  sommaire

page précédente