LETTRE AU PAPE INNOCENT  II
 AU NOM DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET D'AUTRES ÉVÊQUES.

Lettre 191

Abélard a le coeur enflé d'une vaine science et se vante de son crédit en cour de Rome; saint Bernard engage le souverain Pontife à faire usage de son autorité pour réprimer ces sentiments.

 

A leur très révérend seigneur et très aimable père Innocent, souverain Pontife par la grâce de Dieu, Samson, archevêque de Reims, Josselin, évêque de Soissons, Geoffroy, évêque de Châlons-sur-Marne, et Alvise, évêque d'Arras, hommage volontaire de la soumission qui lui est due.

 

1. Les nombreuses affaires auxquelles vous devez prêter l'oreille nous forcent à vous exposer en peu de mots une affaire très longue par elle-même dont l'archevêque de Sens vous a déjà pleinement entretenu par lettre. Pierre Abélard travaille à détruire la vérité de la foi en soutenant que la raison humaine est capable de comprendre Dieu dans toute son étendue. Il  plonge ses regards jusque dans les profondeurs des cieux et des abîmes, car il n'est rien qu'il ne scrute au ciel ou dans les enfers. Il est grand à ses propres yeux et dispute de la foi contre la foi; c'est un homme prétentieux et bouffi d'orgueil à. qui la majesté de Dieu même n'impose aucune réserve, un véritable artisan d'hérésies. Il a fait autrefois un livre sur la Trinité, qu'un légat du saint Siège a trouvé rempli d'erreurs et qu'il a condamné au feu. Il est dit : Malheur à celui qui relève les murs de Jéricho ! Or, ce livre renaît de ses cendres, et avec lui ressuscitent de nombreuses hérésies qu'on avait crues mortes et que beaucoup voient reparaître. La doctrine qu'il renferme, telle qu'un cep aux vigoureux sarments, s'étend jusqu'à la mer et déjà même a poussé ses bourgeons jusqu'à Rome où Abélard se vante que son livre a trouvé bon accueil et compte des partisans même parmi les membres de la cour romaine. Voilà ce qui encourage et redouble sa fureur.

 

2. Aussi quand l'abbé de Clairvaux, dans son zèle pour la foi et la justice, le pressait de ses arguments en présence des évêques assemblés, au lieu de s'expliquer, il récusa le tribunal et le. juge qu'il avait choisis lui-même et en appela à Rome, bien qu'il ne pût se plaindre qu'on lui eût fait le moindre tort ou causé le moindre ennui; mais c'était pour lui le moyen de prolonger le mal. De leur côté, les évêques qui s'étaient assemblés pour cette affaire s'abstinrent, par déférence pour votre autorité, de rien faire contre sa personne et se contentèrent de censurer les passages de ses livres qui étaient condamnés d'avance par les Pères de l'Église. La crainte de voir le mal s'étendre davantage les contraignit d'en user ainsi; mais, comme le nombre de ses adhérents grossit de jour en jour et que tout un monde de partisans embrasse ses erreurs, il est urgent que vous apportiez vous-même un prompt remède au mal, si vous ne voulez pas ne songer à le guérir qu'après que de trop longs retards l'auront rendu incurable (Ovid., liv. I, des Remèdes de l'amour). Nous avons conduit cette affaire aussi loin que nous avons osé le faire; c'est à vous maintenant, Très-Saint Père, d'empêcher que la beauté de l'Église ne soit flétrie sous votre pontificat, par le souffle de l'hérésie. Le Christ vous a confié son Épouse comme à son ami, c'est à vous de la remettre pure et sans tache entre les mains de Celui de qui vous l'avez reçue. 

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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