LETTRE D'ABÉLARD À HÉLOÏSE
sur l'origine des religieuses

Lettre VII

 

 

Très chère soeur, votre divin zèle m'a interrogé, tant en votre nom qu'en celui de vos filles spirituelles, sur l'ordre religieux auquel vous appartenez : je vais donc vous retracer sommairement, si je puis, son origine.

 

C'est de Jésus-Christ même que l'ordre des moines ou des nonnes a reçu la forme parfaite de sa religion, quoique avant l'incarnation du Sauveur il y ait eu un germe de cet établissement dans les deux sexes. Saint Jérôme, en effet, écrivant à Eustochie, appelle «moines les enfants des prophètes» dont parle l'ancien Testament. Saint Luc rapporte qu'Anne étant veuve se consacra au temple et au service divin; qu'elle mérita d'y recevoir le Seigneur conjointement avec Siméon, et de prophétiser.

 

Ainsi Jésus-Christ, qui est la fin de la justice et l'accomplissement de tous les biens, est venu dans la plénitude des temps pour perfectionner ce qui n'était qu'ébauché , et pour donner de nouvelles connaissances; car étant venu pour racheter les deux sexes, il les a rassemblés également sous sa discipline. Par là il a établi le principe de l'état religieux pour les hommes et pour les femmes, et il leur a proposé, à tous, le modèle d'une vie parfaite.

 

Nous voyons que la mère de Jésus‑Christ et plusieurs saintes femmes l'ont accompagné avec ses apôtres et ses disciples. Elles avaient sans doute renoncé au monde en se dépouillant de toute propriété pour s'attacher à lui seul, ainsi qu'il est écrit : « Le Seigneur est mon héritage.» Elles ont accompli scrupuleusement tout ce que la règle du Seigneur enseigne pour éviter le monde dans une sainte société « A moins que quelqu'un n'ait renoncé à tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple.»

 

L'histoire sainte nous prouve exactement avec quelle dévotion ces saintes femmes, qu'on peut appeler de vraies religieuses, ont suivi Jésus‑Christ, de quelle grâce ensuite il les a comblées, quel honneur il a rendu à leur dévouement , et après lui ses apôtres.

 

Dans l'Évangile de saint Luc nous voyons que le Seigneur reprit vivement le pharisien avec lequel il mangeait, parce qu'il murmurait contre la Madeleine , et qu'il fut moins sensible aux égards de son hôte qu'à l'humilité de cette femme pécheresse. Dans saint Jean, nous lisons que Lazare après sa résurrection mangeant avec le Seigneur, Marthe sa soeur fut seule occupée au service de la table, et que Marie répandit abondamment d'un parfum précieux sur les pieds du Sauveur, qu'elle essuya de ses propres cheveux, en sorte que toute la maison en fut embaumée, et que, Judas et ses disciples même furent indignés de la perte d'une chose d'un si grand prix. Ainsi, tandis que Marthe s'empressait à servir Jésus-Christ, Marie disposait des parfums; l'une pourvut à ses besoins extérieurs, et l'autre soulagea sa lassitude.

 

L'Évangile ne fait mention que de femmes qui ont servi le Seigneur, et qui avaient consacré tout leur bien pour lui fournir chaque jour les choses nécessaires à la vie. Lui-même servait ses disciples à table; lui-même leur lavait humblement les pieds , et nous ne voyons pas qu'il ait jamais reçu ni d'eux ni d'aucun homme les mêmes services; mais c'était des femmes seules qu'il recevait tous les secours dont il avait besoin. Marthe et Marie ont rempli ces deux devoirs; celle-ci s'en est acquittée avec d'autant plus de dévotion qu'elle avait été plus grande pécheresse.

 

Jésus‑Christ mit de l'eau dans un bassin pour laver les pieds de ses disciples; mais ce ne fut qu'avec les larmes d'un repentir bien sincère que Marie lava les siens. Le Seigneur essuya avec un linge les pieds de ses apôtres; elle, au contraire, se servit de ses propres cheveux : elle y mêla des aromates, ce que Jésus‑Christ n'avait pas fait. Tout le monde sait que cette femme, espérant son pardon de sa miséricorde, répandit aussi des parfums sur sa tête. L'histoire rapporte même qu'elle n'en tira pas de son vase, mais qu'elle le brisa au-dessus de lui, afin de mieux prouver l'ardeur de sa dévotion, qui ne lui permettait pas sans doute de réserver pour un autre usage ce dont elle avait usé si religieusement.

 

Par cette action Marie accomplit la prophétie de Daniel, qui avait prédit ce qui devait arriver, sans doute après l'onction du Saint des saints. Or, cette femme en oignant le Saint des saints prouve par cet acte respectueux qu'elle le croit fermement celui que le prophète avait désigné. Quelle est donc, je vous prie, la bonté du Seigneur, ou quelle est donc la dignité des femmes, puisque ce n'est que par elles qu'il laisse oindre sa tète et ses pieds ? Quel est donc le privilège de ce faible sexe, pour qu'une femme opère ce sacrement d'elle-même et de son propre mouvement sur celui qui dès le moment de sa conception avait été comblé de toutes les grâces de l'Esprit saint, et que par ces apparences matérielles elle ait sacré le Christ comme roi et comme pontife en versant des aromates sur son corps mortel ?

 

Nous lisons d'abord dans la Genèse que le patriarche Jacob oignit une pierre en l'honneur du Seigneur, et ensuite qu'il ne fut permis qu'aux hommes de faire les onctions des rois et des prêtres, ou de conférer les autres sacrements, quoique les femmes puissent quelquefois donner le baptême. Le patriarche sanctifia autrefois la pierre, qui était l'image du temple, le prêtre actuellement bénit l'autel. Ce sont donc les hommes qui impriment par les figures le caractère sacramentel; mais la femme a opéré sur la Vérité elle-même, ainsi que le dit Jésus-Christ : «Elle a opéré sur moi une bonne oeuvre». C'est donc par une femme que le Seigneur a reçu l'onction  tandis que les chrétiens ne la reçoivent que de leurs semblables; c'est une femme qui a sacré le chef, et ce sont des hommes qui en sacrent les membres.

 

Or, c'est par effusion et non goutte à goutte que Marie versa le parfum sur la tète du Seigneur, ainsi que l'épouse le chante dans le Cantique «Votre nom est une huile répandue.» David a prophétisé mystérieusement cette abondance de parfum qui coula de la tète du Sauveur jusqu'à son vêtements lorsqu'il dit : «Ainsi que le parfum répandu sur la tète d'Aaron, qui couvrit sa barbe et qui descendit jusqu'au bord de son vêtement.»

 

Saint Jérôme nous apprend que David a reçu trois onctions, que Jésus-Christ en a également reçu trois, et que les chrétiens les reçoivent encore. D'abord les pieds du Seigneur, ensuite sa tète, ont été parfumés par une femme; enfin Joseph d'Arimathie et Nicodème, ainsi que le rapporte saint Jean, ont enseveli son corps après l'avoir embaumé. Les trois onctions des, chrétiens sont le baptême, la confirmation et l'extrême-onction. Considérez donc la dignité de la femme, des mains de laquelle le Christ vivant a été sacré deux fois sur les pieds et sur la tète, de laquelle enfin il reçut l'onction de roi et de prêtre. La myrrhe el l'aloès avec lesquels on embaume son corps après sa mort ne font que figurer l'incorruptibilité future du corps de Jésus‑Christ, dont tous les élus jouiront à la résurrection.

 

Les premiers parfums de cette femme prouvèrent la dignité du royaume de Jésus‑Christ et de son sacerdoce; l'onction de la tête annonce la première, celle des pieds la seconde. Il reçut d'une femme le type de la royauté, tandis qu'il refusa celle que les hommes lui offraient, et qu'il s'enfuit même parce qu'ils voulaient le contraindre à l'accepter. C'est une femme qui l'a sacré roi du ciel, et non de la terre, suivant ce qu'il dit lui‑même : « Mon royaume n'est pas de ce monde.»

 

Les évêques se glorifient lorsque, revêtus d'habits magnifiques et éclatants, aux acclamations des peuples, ils sacrent les rois de la terre, ou confèrent le sacerdoce à des mortels , et que souvent ils bénissent ceux que Dieu rejette. C'est une humble femme qui, sans changer d'habit, sans s'y être préparée, au milieu même de l'indignation que témoignèrent les apôtres, confère ces deux sacrements à Jésus‑Christ, non par devoir d'état, mais par inspiration. Ô grande fermeté de la foi ! Ô inestimable ferveur d'amour, qui croit tout, espère tout et souffre tout ! Le pharisien murmure de ce qu'une pécheresse oint les pieds du Seigneur; les apôtres témoignent hautement leur indignation de sa hardiesse, qui la porte jusqu'à oindre sa tête. La foi de cette femme reste inébranlable : elle espère tout de la bonté Seigneur, qui l'approuve dans ces deux onctions ; car il témoigne lui-même combien ces parfums. lui ont été agréables, lorsque demandant qu'on lui en réservât il dit à Judas, qui en était indigné: «Laissez‑les lui conserver pour le jour de ma sépulture. » C'est comme s'il eût dit : Ne la détournez pas de me donner ce témoignage d'amour pendant que je suis encore au monde, de peur que vous ne l'en empêchiez après ma mort.

 

Or il est très certain que ce sont les saintes femmes qui ont préparé les aromates pour embaumer son corps, et que Marie se serait moins empressée d'être du nombre si elle eût alors éprouvé un refus. Au contraire, il a réprimandé ses disciples, qui murmuraient de la hardiesse de cette femme, et qui en témoignaient hautement leur indignation; après les avoir apaisés par des réponses très modérées, il loua son action au point d'ordonner à saint Marc d'en faire mention dans son Évangile, afin que la terre en fût instruite, et retentit des louanges de cette femme, qu'ils accusaient de présomption. Nous ne voyons pas que le Seigneur ait ordonné pareilles choses à l'égard des hommages de différentes autres personnes. Il a encore témoigné combien il avait pour agréable la dévotion des femmes, par la préférence qu'il accorda à l'aumône de la pauvre veuve sur toutes celles qui furent offertes dans le temple.

 

Pierre, ainsi que les autres apôtres, osa se vanter d'avoir tout abandonné pour le Christ. Zachée, après avoir reçu le Seigneur suivant son désir, donna la moitié de soit bien aux pauvres, et restitua le quadruple à ceux à qui il avait pu faire quelque tort. Beaucoup d'autres encore ont fait de grandes dépenses, ou pour Jésus‑Christ, ou pour l'amour de lui, et lui ont sacrifié des choses infiniment précieuses; cependant il ne leur a pas accordé les mêmes louanges qu'aux femmes. En effet, leur conduite à sa mort prouve évidemment quelle avait toujours été la grandeur de leur dévotion. Elles seules restèrent inébranlables dans ce moment où le prince de ses apôtres le renia, où son bien‑aimé s'enfuit, où ses apôtres étaient dispersés; rien ne put les éloigner de Jésus‑Christ ni au moment de sa passion ni au moment de sa mort; en sorte qu'on peut leur appliquer ces paroles de saint Paul : « Qui nous séparera de l'amour du Seigneur ? Sera-ce la persécution on la douleur? » Saint Matthieu lui-même, après être convenu de sa fuite avec les autres, lorsqu'il dit : « Alors tous les disciples s'enfuirent après l'avoir abandonné,» parle ensuite de la constance des femmes, qui s'approchaient le plus qu'elles pouvaient de la croix du Sauveur : « Il y avait, dit‑il, plusieurs femmes qui avaient suivi le Seigneur depuis la Galilée en lui rendant tous les secours possibles.» Le même évangéliste rapporte avec soin toute leur persévérance auprès du sépulcre, en disant : «Marie-Madeleine et l'autre Marie étaient assises près du sépulcre.» Saint Marc dit également, en parlant de ces femmes : «Il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin, parmi lesquelles étaient Marie-Madeleine, et Marie, mère de Jacques et de Joseph, et Salomé, qui l'avaient suivi en Galilée, et qui le servaient. Il y en avait encore beaucoup d'autres qui étaient venues avec lui à Jérusalem. » Il rapporte encore que Jean, qui d'abord s'était enfui , revint au pied de la croix; mais il préfère la persévérance des femmes , dont l'exemple paraissait l'avoir rappelé : «  La mère de Jésus, dit-il, et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine, se tenaient au pied de la croix. Lorsque Jésus vit sa mère et son disciple qui était auprès d'elle, etc.»

 

Depuis longtemps Job avait prédit la constance des saintes femmes auprès de Jésus-Christ et l'abandon de ses disciples, lorsqu'il a dit : «Mes os se sont attachés à ma peau, mes chairs étant consumées, et il ne me reste que les lèvres autour des dents.» Dans les os, en effet, qui soutiennent la chair et la peau, existe toute la force du corps. Or, dans le corps de Jésus-Christ, qui est l'Église, il entend par l'os le fondement durable de la foi chrétienne, ou cette ardeur d'amour de laquelle il est dit dans le Cantique : «Des torrents d'eau n'ont pu éteindre son amour : » de laquelle l'Apôtre dit aussi : «Elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout et souffre tout.»

 

Or la chair est dans le corps la partie intérieure, et la peau la partie extérieure. Les apôtres donc, occupés à prêcher la foi, qui est la nourriture de l'âme, et les femmes veillant aux besoins corporels, peuvent être comparés à la chair et à la peau. Lorsque les chairs ont été consumées, l'os du Seigneur s'est attaché à la peau, parce que les apôtres étant scandalisés dans sa passion, et désespérés de sa mort, la dévotion des saintes femmes resta inébranlable , et ne s'écarta point de l'os de Jésus‑Christ; elles ont persévéré, dans la foi , l'espérance et la charité, au point de ne pas l'abandonner après sa mort. Les hommes ont naturellement l'esprit et le corps plus forts que les femmes ; d'où , avec raison , la chair, qui est plus voisine des os, figure la nature de l'homme, et la peau la faiblesse de la femme.

 

Les apôtres, dont le devoir est de reprendre les hommes de leurs fautes, sont appelés les dents du Seigneur; mais ils n'avaient plus que des lèvres; c'est‑à‑dire qu'ils avaient alors plus de facilité pour parler que pour agir, puisqu'ils parlaient beaucoup de leur désespoir de la mort de Jésus‑Christ sans rien faire pour lui. Tels étaient ces disciples, qui, en allant à Emmaüs, s'entretenaient de tout ce qui était arrivé, et auxquels il apparut pour ranimer leur foi. Pierre lui‑même et les autres disciples, de quoi furent‑ils capables an moment de la passion de Jésus-Christ, malgré ce qu'il leur avait prédit lui‑même, que cet instant serait pour eux un sujet de scandale ? «Et quand tous, dit Pierre, seraient scandalisés, Je ne le serai jamais.» Et encore : «Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai pas. » Les autres disciples dirent la même chose. Ils le dirent; mais ils ne l'exécutèrent point; car le premier et le plus grand des apôtres, qui avait montré assez de fermeté dans ses paroles pour dire au Seigneur : « Je suis prêt à souffrir pour vous l'oppression et la mort; » à qui le Seigneur, en confiant la conduite de son Église, avait dit : « Affermissez vos frères par votre exemple,» le renia à la première parole d'une servante ce qu'il lit même jusqu'à trois fois. Les autres disciples l'abandonnèrent an même instant, quoiqu'il fût encore au monde, tandis que les femmes ne le quittèrent pas même après sa mort.

 

Parmi elles cette pécheresse convertie cherchant Jésus‑Christ, qu'elle reconnaît toujours pour son Dieu, dit : « Ils ont enlevé le Seigneur de son tombeau.» Et encore : «Si vous l'avez enlevé, dites‑moi où vous l'avez mis, afin que je l'emporte.» Les béliers, enfin les pasteurs du troupeau prennent la fuite ; et les brebis restent seules intrépides. Jésus‑Christ reproche à ses apôtres la faiblesse de la chair, qui, au moment de sa passion ne leur a pas permis de veiller une heure avec lui ; les femmes, au contraire, passèrent la nuit entière en pleurs auprès de son tombeau et ont mérité d'être les premiers témoins de sa résurrection. C'est moins par les paroles que par les actions qu'elles ont prouvé après sa mort combien elles l'aimaient de son vivant; aussi le chagrin qu'elles éprouvèrent pendant sa passion et à sa mort les rendit-il dignes de participer les premières à la joie de sa résurrection.

 

En effet, saint Marc rapporte ainsi que saint Jean, l'attention que Marie‑Madeleine, et Marie mère de Joseph, firent à l'endroit du tombeau dans lequel Jésus‑Christ fut mis , après que Joseph d'Arimathie et Nicomède l'eurent embaumé et enseveli. Saint Luc en fait aussi mention lorsqu'il dit : « Les femmes qui avaient suivi Jésus‑Christ depuis la Galilée virent son tombeau, et la manière dont son corps y était posé elles s'en retournèrent préparer des aromates. » Elles ne crurent pas sans doute ceux de Nicomède suffisants sans les leurs. Le jour du sabbat les empêcha d'exécuter leur dessein; mais, selon saint Marc, le lendemain du jour du sabbat, Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé, vinrent de très grand matin au tombeau, au moment de sa résurrection.

 

Après avoir vu leur dévotion, examinons quelle fut la récompense qu'elles méritèrent. D'abord un ange vint les consoler en leur apprenant la vérité de la résurrection du Seigneur; enfin elles le virent elles‑mêmes avant tout le monde et le touchèrent. Marie-Madeleine, plus empressée, fut favorisée la première; ensuite avec les autres, desquelles il est écrit qu'après avoir vu l'ange, elles sortirent du tombeau pour aller en diligence annoncer aux disciples la résurrection du Seigneur; et voici que Jésus vint au devant d'elles et leur dit «Je vous salue. Or elles s'approchèrent de lui, elles touchèrent ses pieds et l'adorèrent. Alors il leur dit : Allez annoncer à mes frères qu'ils aillent en Galilée; là ils me verront.»

 

Saint Lue continue de dire : «C'était Madeleine et Jeanne, et Marie mère de Jacques, et les autres femmes qui étaient avec elles, qui disaient cela aux apôtres.» Saint Marc ne cache pas que ce fut d'abord l'ange qui les envoya porter cette nouvelle aux apôtres, lorsqu'il leur dit : « Il est ressuscité, il n'est plus ici; mais allez, dites à ses disciples et à Pierre qu'il vous précédera en Galilée.» Le Seigneur lui-même, lorsqu'il apparut d'abord à Marie‑Madeleine, lui dit : « Allez à mes frères, et dites-leur que je monte vers mon Père.» De là je conclus que ces saintes femmes sont les apôtres des apôtres, puisque ce sont elles qui furent envoyées par l'ange et par le Seigneur pour annoncer aux disciples cette grande nouvelle de la résurrection, que tout le monde attendait , afin qu'ils apprissent d'elles ce qu'ils devaient ensuite prêcher dans l'univers.

 

L'évangéliste a raconté comment après sa résurrection le Seigneur s'offrit à leurs regards, et les salua afin de leur donner dans cette apparition et dans ce salut des témoignages de sa sollicitude et de sa bienveillance pour elles. Car nous ne voyons pas qu'il ait employé vis-à-vis de qui que ce soit ce mot : Je vous salue; il avait défendu, au contraire, à ses disciples de saluer personne, en leur disant : « Vous ne saluerez personne dans le chemin,» comme s'il eût réservé ce privilège aux saintes femmes, pour le leur accorder lui‑même , lorsqu'il jouirait de la gloire de l'immortalité.

 

Les Actes des Apôtres, lorsqu'ils rapportent qu'aussitôt après l'ascension du Seigneur ses disciples revinrent du mont des Olives à Jérusalem, et qu'ils ont décrit la piété de leur sainte congrégation, ne passent point sous silence la persévérance de la dévotion des saintes femmes : « Ils étaient tous persévérant unanimement en prières avec les femmes et Marie, mère de Jésus.»

 

Mais pour ne plus rien dire des femmes juives, qui en se convertissant d'abord à la foi du vivant du Seigneur et par sa prédication, ont jeté les fondements du genre de vie que vous avez embrassé, parlons des femmes grecques dont la conversion est due aux apôtres. Avec quelle attention ne les traitèrent-ils pas, puisqu'ils nommèrent pour veiller à leurs besoins le flambeau de la milice chrétienne, Étienne, ce premier martyr, avec quelques autres saints personnages ! De là il est écrit dans les mêmes Actes: «Le nombre des disciples se multipliant, il s'éleva un murmure des Grecs contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient méprisées dans la répartition des secours de chaque jour. C'est pourquoi les douze apôtres ayant convoqué tous leurs disciples, leur dirent : Il n'est pas juste que nous quittions la parole de Dieu pour veiller aux tables. Choisissez donc, mes frères, parmi vous, sept hommes d'une conduite irréprochable, remplis de sagesse et de l'Esprit saint, afin que nous leur donnions ce soin. Pour nous, nous nous livrerons entièrement à la prière et à l'instruction. Ce discours plut à toute l'assemblée; et ils choisirent Étienne, plein de foi et de l'Esprit saint, avec Philippe, et Prochore, et Nicanor, et Timon , et Parménas , et Nicolas d'Antioche : ils les amenèrent devant les apôtres, qui leur imposèrent les mains en priant.»

 

Ce qui prouve quelle était la continence d'Étienne, c'est le choix qu'on fit de lui pour veiller aux besoins des saintes femmes et leur administrer des secours; ensuite quelle était l'excellence de ce ministère, tant devant Dieu que devant les apôtres, c'est autant la prière de ceux-ci que l'imposition des mains; comme s'ils conjuraient ceux qu'ils commettaient à cette fonction de s'en acquitter avec fidélité, en cherchant à leur conférer par leurs prières et leur bénédiction le pouvoir qui leur était nécessaire. Saint Paul lui‑même regardait cette fonction comme l'accomplissement de son apostolat : « N'avons‑nous pas, dit-il, comme les autres apôtres, le pouvoir de mener avec nous une femme qui soit notre sœur ? » C'est comme s'il eût dit clairement : Est-ce qu'il ne nous est pas permis , ainsi qu'aux autres apôtres, d'avoir un cortége de saintes femmes qui nous accompagnent dans notre mission, et qui nous soulagent avec leurs biens dans nos travaux ? C'est ce qui a fait dire à saint Augustin dans son livre des « Travaux des moines » : « Pour cela ils avaient de saintes femmes, riches des biens de ce monde , qui les accompagnaient, et qui leur administraient les secours temporels, afin qu'ils ne manquassent d'aucune des choses nécessaires à cette vie. Quiconque, dit‑il encore, pourrait penser que les apôtres ne permettaient point à ces saintes femmes de partager leurs excursions pieuses , et de les suivre partout où ils prêchaient l'Évangile, peut s'assurer, en lisant l'Écriture, que les apôtres n'ont fait qu'imiter en cela l'exemple même du Sauveur. En effet, il est écrit dans l'Évangile : «Dès lors il allait par les cités et par les bourgades, annonçant le royaume de Dieu, et avec lui ses douze apôtres, et quelques femmes qui avaient été guéries d'esprits immondes et d'infirmités, Marie surnommée Madeleine, Jeanne, épouse de Cuza l'intendant d'Hérode, et plusieurs autres qui employaient leur propre fortune à le servir.» Ce qui prouve que le Seigneur lui‑même, dans sa mission spirituelle, a été secouru pour le temporel par des femmes, et qu'elles s'attachaient à lui et aux apôtres comme des compagnes inséparables.»

 

Enfin, le nombre des femmes qui embrassèrent ce genre de vie s'étant multiplié comme celui des hommes, elles eurent comme eux des monastères particuliers dès la naissance de l'Église. L’Histoire ecclésiastique rapporte, dans le chapitre seizième du livre second, que Philon, ce Juif si éloquent, après avoir fait un éloge magnifique de l'église d'Alexandrie sous la conduite de saint Marc, dit entre autres choses: «Il y a dans beaucoup de contrées des hommes de cette espèce. En chaque endroit il se trouve des maisons consacrées à la prière, qu'on appelle monastères.» Et plus bas : « Non seulement ils comprennent les hymnes anciens les plus difficiles, mais ils en composent eux‑mêmes de nouveaux en l'honneur de Dieu, et les chantent sur les airs les plus doux et les plus mélodieux.» Dans le même endroit, après avoir parlé fort au long de leurs austérités et des saints offices du culte, il ajoute : «Avec les hommes dont je fais mention il y a aussi des femmes, parmi lesquelles il se trouve déjà plusieurs vierges fort âgées qui conservent leur chasteté et leur candeur, non par nécessité, mais par dévotion; qui, dans leur amour pour la sagesse, veulent que leur âme soit consacrée à Dieu aussi bien que leur corps, pensant qu'il est indigne et de livrer à l'esclavage du plaisir un vase préparé pour recevoir la sagesse, et d'enfanter pour la mort, lorsqu'elles aspirent aux immortels embrassements du Verbe divin, et à cette fécondité glorieuse dont les fruits braveront à jamais la loi du tombeau. Il dit encore au sujet de ces congrégations, que les hommes et les femmes vivent séparément dans les mômes lieux, où ils célèbrent vigiles, comme nous avons coutume de le faire. »

 

Ce que l'histoire Tripartite dit du dévouement égal des hommes et des femmes fait bien l'éloge de la philosophie chrétienne, c'est-à-dire de la vie monastique; car il y est dit au chapitre onzième du livre premier: «C'est Élie, à ce que l'on croit, et Jean‑Baptiste, qui les premiers ont embrassé cette divine philosophie. » Philon le pythagoricien rapporte que de son temps les Juifs les plus accomplis avaient embrassé ce genre de vie dans une maison bâtie sur une colline, aux environs de l'étang Maria. Ce qu'il dit de leur demeure, de leur nourriture et de leurs entretiens, est absolument conforme à la vie des moines actuels d'Égypte : Ils ne mangeaient jamais, suivant cet écrivain, avant le coucher du soleil; ils s'abstenaient en tout temps de vin et de tout ce qui a du sang, ne vivant que de pain, de sel, d'hysope, et ne buvant que de l'eau. Des femmes vierges, déjà parvenues à la vieillesse, et qui avaient renoncé d'elles-mêmes au mariage par amour pour cette philosophie, vivaient avec eux.

 

Saint Jérôme, dans le chapitre huitième de son livre des Hommes illustres, parle ainsi à la louange de saint Marc et de son église : « Le premier, en prêchant Jésus‑Christ par sa doctrine et par son exemple, fonda une église à Alexandrie, pour engager tous les prosélytes de Jésus‑Christ à l'imiter. » Enfin Philon, le plus éloquent des Juifs, voyant que la première église d'Alexandrie judaïsait encore, composa un ouvrage à la louange de la conversion des Juifs. Saint Luc dit aussi que les chrétiens de Jérusalem avaient tout en commun, et rapporte ce qui se passa sous ses yeux dans l'église d'Alexandrie, enseignée par saint Marc. On lit au chapitre onzième « Nous avons mis au rang des écrivains ecclésiastiques le Juif Philon, natif d'Alexandrie, et du corps des prêtres, parce que dans le livre qu'il a composé sur la première église d'Alexandrie, fondée par saint Marc, il a fait l'éloge de nos frères, en disant qu'il y avait encore dans d'autres lieux beaucoup d'habitations semblables, qu'on nommait monastères.» Il est donc évident que les premiers fidèles sont le modèle de nos moines, qui tâchent et qui désirent de les imiter, en évitant d'avoir rien en propre, d'avoir parmi eux ni riches ni pauvres, en partageant leur patrimoine aux indigents, en se livrant à la prière, à la psalmodie, à l'instruction et à la continence. Tels furent, selon saint Luc, les premiers chrétiens de Jérusalem. En parcourant l'ancien Testament, on y trouve que les femmes ne se sont point séparées des hommes dans tout ce qui concerne Dieu et les actes particuliers de religion, et que non seulement, ainsi qu'eux, elles ont chanté en son honneur les cantiques divins, mais qu'elles en ont composé elles-mêmes. Les hommes et les femmes ont d'abord chanté ensemble le cantique composé pour la délivrance d'Israël ; c'est de ce moment qu'elles se sont acquis le droit de célébrer les offices divins dans l'Église, ainsi qu'il est écrit: «Marie la prophétesse, soeur d'Aaron, prit un tambour, et toutes les femmes la suivirent avec des tambours , et formant des choeurs , elles entonnèrent après elle ce cantique : Chantons en l'honneur du Seigneur, car sa grandeur a éclaté glorieusement.» Il n'est pas question dans cet endroit que Moïse ait prophétisé, ni chanté avec Marie, ni même que les hommes aient pris des instruments ni formé des choeurs comme les femmes. Ainsi quand Marie, à la tête des choeurs, est appelée prophétesse, il paraît que c'est moins pour avoir entonné ou récité que pour avoir fait ce cantique en prophétisant. En disant qu'elle entonne le cantique avec les autres, on veut montrer l'ordre et l'accord qui régnaient dans leur chant. Elles accompagnèrent leur voix du son du tambour et en formant des choeurs; ce qui prouve non seulement leur grande dévotion, mais encore ce qui exprime mystiquement la célébration des offices dans nos monastères. C'est ainsi que David nous exhorte à chanter les louanges de Dieu, lorsqu'il dit : "Louez‑le avec des tambours et des choeurs,» c'est‑à‑dire par la mortification de votre corps et par cet accord de la charité, ainsi qu'il est écrit : "Parce que la multitude des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une seule âme.»

 

Leur sortie du camp pour chanter le Seigneur tient encore au mystère, car toute la vie contemplative est figurée par cette allégresse. L'âme abandonne pour ainsi dire le camp et le séjour terrestre pour s'élever à la connaissance des choses du ciel: et sentant toute la douceur de sa contemplation, elle entonne, dans l'excès de sa joie, un hymne à la gloire du Seigneur. On y voit encore le cantique de Débora, d'Anne, de la veuve Judith, comme dans l'Évangile celui de Marie, mère du Seigneur. Anne, offrant son fils Samuel dans le temple, donne aux monastères l'autorisation de recevoir des enfants. C'est pourquoi saint Isidore, écrivant à ses frères établis dans le monastère d'Honorat, leur dit : «Quiconque sera présenté par ses propres parents dans un monastère, saura qu'il doit toujours y rester; car Anne a présenté son fils Samuel au Seigneur, et il demeura au service du temple où sa mère l'avait consacré, et il s'y acquitta des fonctions qu'on lui avait destinées.»

 

Il est certain que les filles d'Aaron appartenaient absolument, ainsi que leurs frères, aux fonctions du sanctuaire, et qu'elles devaient hériter du sort de la tribu de Lévi, puisque le Seigneur assura leur entretien, ainsi qu'il le dit lui‑même à Aaron, suivant le livre des Nombres : "Toutes les offrandes du sanctuaire faites au Seigneur par les enfants d'Israël, je vous les ai données, et à vos fils et à vos filles, pour toujours.» Il ne parait donc pas que la religion des femmes ait été séparée de celle des prêtres; au contraire, il semble qu'ils ont été unis par les mêmes noms, puisqu'il y avait des diaconesses et des diacres, comme si dans ces deux noms nous trouvions la tribu de Lévi et les lévites.

 

Nous lisons encore dans le même livre que le voeu célèbre et que la consécration des Nazaréens à Dieu étaient également institués pour les deux sexes par les paroles que le Seigneur lui-même adresse à Moïse : « Parlez aux enfants d'Israël, et dites-leur: L'homme ou la femme qui aura fait voeu pour son salut de se consacrer au Seigneur s'abstiendra de vin et de tout ce qui peut enivrer. Ils ne boiront ni l'un ni l'autre de vinaigre fait avec le vin, ni d'autre boisson que la vigne peut produire; tout le temps de leur consécration ils ne mangeront ni raisins nouveaux ni raisins secs. Tout le temps de leur séparation ils ne feront aucun usage de tout ce qui sort de la vigne, depuis le grain jusqu'au pépin.» Je pense que telle était la conduite de ces femmes qui veillaient à la porte du temple, lesquelles livrèrent à Moïse leurs miroirs d'airain, dont il fit un vase où Aaron et ses fils se purifiaient, ainsi qu'il est écrit : « Moïse fit mettre un vase d'airain, dans lequel Aaron et ses fils se purifiaient, lequel était fait avec les miroirs d'airain des femmes qui veillaient à la porte du temple.» L'ardeur de la dévotion de ces saintes femmes n'est-elle pas bien peinte, lorsque, le temple fermé, elles restaient au dehors pour célébrer les vigiles, et que, sans cesse occupées de Dieu, elles passaient même en oraisons le temps de la nuit, que les hommes donnaient au repos ? La porte du temple qui leur était fermée figure bien la vie des pénitents, qui se sont séparés des autres pour pouvoir se livrer à une pénitence plus rigoureuse. Cette vie ressemble clairement à celle que mènent les moines, dont l'état n'est autre chose que l'image d'une pénitence moins austère. C'est ainsi qu'il faut prendre sous la figure du mystère le tabernacle, à la porte duquel elles veillaient; l'Apôtre en parlait ainsi aux Hébreux : «Nous avons un autel qui ne nourrit point les desservants du tabernacle» c'est-à-dire, auquel ne sont pas dignes de participer ceux qui prennent un soin voluptueux de leur corps, cette tente dressée à leur âme sur la terre. Quant à la porte du tabernacle, c'est la fin de la vie présente, lorsque l’âme, en sortant du corps, entre dans la vie éternelle. A cette porte veillent ceux qui sont inquiets de la sortie de ce monde et de l'entrée dans l'autre, et qui se préparent à cette sortie par une pénitence qui les rend dignes d'entrer dans l'éternité.

 

Au sujet de cette entrée et de cette sortie journalières de la sainte Église, David faisait cette prière : «Que le Seigneur veille à votre entrée et à votre sortie.» En effet il veille également à notre entrée et à notre sortie, lorsqu'au moment de cette sortie, si nous sommes déjà purifiés par la pénitence, il nous fait jouir du bonheur éternel. C'est avec raison qu'il a nommé l'entrée avant la sortie, parce qu'il a fait plus d'attention à la dignité qu'à l'ordre, puisque l'on sort de cette vie mortelle avec douleur, et qu'au contraire, en entrant dans la vie éternelle l'on arrive au comble du bonheur.

 

Les miroirs des femmes ce sont leurs actions extérieures, par lesquelles on voit la turpitude ou la beauté de l'âme, comme dans un miroir on juge de la beauté dit visage; et de ces miroirs on fait un vase dans lequel Aaron et ses fils se purifient, quand les ouvrages des saintes femmes et la constance de ce sexe si faible reprochent violemment aux pontifes et aux prêtres leur négligence et leur arrachent des larmes de componction. Et si, comme ils le doivent, ils remplissent envers elles leur devoir de ministres, les bonnes oeuvres de ces femmes les baignent eux‑mêmes dans les eaux lustrales du pardon.

 

C'est de ces miroirs que saint Grégoire se préparait le vase de la componction, lorsque, admirant la force des saintes femmes et la victoire que ce faible sexe remportait dans le martyre, il s'écriait en soupirant: "Que diront ces hommes cruels, si de faibles femmes souffrent tant de tourments pour Jésus‑Christ, et si la fragilité de leur sexe sort triomphante d'une si pénible lutte; car elles ont remporté souvent la double couronne du martyre et de la virginité ?»

 

Au nombre de ces femmes qui veillaient à la porte du tabernacle, comme des Nazaréennes du Seigneur, et qui lui avaient consacré leur veuvage, il faut sans doute placer Anne, cette sainte femme qui mérita, conjointement avec saint Siméon de recevoir dans le temple le véritable Nazaréen de Dieu, Jésus-Christ, d'être remplie d'un esprit plus que prophétique à la même heure que Siméon, de reconnaître le Sauveur et d'annoncer publiquement qu'il était venu.

 

C'est à la louange de cette femme que saint Lue disait Il y avait une prophétesse nommée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser. Elle était fort avancée en âge, et avait vécu seulement sept ans avec son mari, depuis qu'elle l'avait épousé étant vierge. Elle était alors veuve, âgée de quatre-vingt-quatre ans, et elle demeurait sans cesse dans le temple, servant Dieu jour et nuit dans les jeûnes et dans les prières. Étant donc survenue en ce même instant, elle se mit aussi à louer le Seigneur et à parler de lui à tous ceux qui attendaient la rédemption dans Jérusalem.»

 

Observez tout ce que dit l'évangéliste ; examinez avec quelle attention il loue cette veuve, et quel éloge il fait de sa supériorité. Il parle d'abord du don de prophétie dont elle jouissait depuis longtemps, de son père, de sa tribu, des sept années de virginité qu'elle passa avec son mari, du temps de ce long veuvage qu'elle avait saintement consacré an Seigneur, de son assiduité au temple; ensuite de ses jeunes, de sa prière continuelle, et de ses actions de grâces, et de cet esprit de prophétie qui lui fit annoncer la naissance du Sauveur promis; et le même évangéliste, en parlant plus haut de la vertu de Siméon, ne dit pas qu'il eût le don de prophétie; il ne met en balance ni sa continence, ni ses jeûnes, ni son exactitude à servir le Seigneur, et il ne parle point des effets de sa prédication.

 

Cette vie de sainteté et de perfection me parait aussi partagée par ces véritables veuves dont parle l'Apôtre en écrivant à Timothée: «Honorez, dit-il, les veuves qui sont vraiment veuves.» Ensuite : «Mais que la veuve qui est vraiment veuve et abandonnée espère en Dieu et persévère jour et nuit dans les prières et les oraisons Faites-leur entendre ceci, afin qu'elles se conduisent d'une manière irrépréhensible.» Il ajoute : «Si quelqu'un des fidèles a des veuves qui lui soient proches, qu'il leur donne ce qui leur est nécessaire, et que l'Église n'on soit pas chargée, afin qu'elle puisse entretenir celles qui sont vraiment veuves." Il appelle vraies veuves celles qui n'ont pas déshonoré leur veuvage par de secondes noces, et qui se sont consacrées au Seigneur uniquement par dévotion. Il les dit abandonnées, parce qu'elles ont renoncé à tout sans s'être réservé la moindre consolation sur la terre, ou parce qu'elles n'ont personne pour prendre soin d'elles. Ce sont celles-là qu'il ordonne d'honorer et d'entretenir aux dépens de l'Église, comme des propres revenus de Jésus-Christ leur époux.

 

C'est aussi parmi elles qu'il recommande expressément de choisir les diaconesses, lorsqu'il dit : «Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves n'ait pas moins de soixante ans, qu'elle n'ait eu qu'un mari , et qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres : si elle a bien élevé ses enfants; si elle a exercé l'hospitalité; si elle a lavé les pieds des saints; si elle a secouru les affligés; si elle s'est appliquée à toutes sortes de bonnes oeuvres mais n'admettez point en ce nombre les jeunes veuves »

 

Saint Jérôme dit à ce sujet : "Évitez de revêtir du ministère sacré du diaconat les veuves qui sont jeunes; elles pourraient donner plus de mauvais que de bons exemples. Leur âge est plus fragile et plus incliné vers la tentation; et, faute de cette expérience qui s'acquiert avec l'âge, elles pourraient devenir un sujet de scandale plutôt que d'édification. » Le fâcheux exemple qu’il faut redouter de la part des jeunes veuves est clairement signalé par l'Apôtre. L'expérience ne lui laissait aucun doute à cet égard, et il veut prévenir par ses conseils un semblable danger. Après avoir dit : "N'admettez point les jeunes veuves,» il donne aussitôt la cause de son sentiment, et indique le remède préservatif qu'il faut employer : «Parce que, la mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ, elles veulent se remarier, ayant leur condamnation en ce qu'elles ont faussé leur première foi. Et avec cela aussi étant oisives, elles apprennent à courir de maison en maison, et non seulement elles sont oisives, mais encore causeuses et curieuses, s'entretenant de choses dont elles ne devraient point parler. J'aime donc mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage, et qu'elles ne donnent aucune occasion à l'adversaire de médire.» Adoptant la prudence de l'Apôtre dans le choix des diaconesses, saint Grégoire écrivait ainsi à Maxime, évêque de Syracuse : «Nous vous défendons très expressément de nommer de jeunes abbesses; que votre fraternité ne permette point qu'aucun évêque donne le voile à une vierge sexagénaire, avant de s'assurer que sa vie et ses moeurs ont toujours été irréprochables.»

 

Celles que nous appelons actuellement abbesses s'appelaient autrefois diaconesses, comme étant plutôt servantes que mères ; car les diacres sont appelés serviteurs, parce qu'ils étaient censés tirer ce nom plutôt de leurs offices que de l'autorité épiscopale, ainsi qu'il est prouvé par les exemples et les paroles du Seigneur : « Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur.» Ensuite : « Quel est le plus grand de celui qui est à table ou de celui qui sert ? Néanmoins, je suis au milieu de vous comme celui qui sert.» Et ailleurs : « Comme le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir les autres.» C'est sur ce précepte du Seigneur que saint Jérôme osa reprendre fortement plusieurs abbés qui étaient enorgueillis de ce titre, en leur rappelant ce passage de l'épître aux Galates : «Abbé , dit-il, est un mot hébreu qui signifie père. Puisqu'il a donc cette signification dans la langue hébraïque, et que le Seigneur ordonne dans l'Évangile de ne donner le nom de père qu'à Dieu, j'ignore de quelle autorité nous donnons ce nom à d'autres, ou nous souffrons qu'il nous soit donné. Ce précepte vient également de celui qui nous défend de jurer. Si nous ne jurons pas, ne donnons donc le nom de père à personne; car si nous interprétons différemment la défense de donner à tout autre qu'à Dieu le nom de père, il faut aussi adopter une autre doctrine du jurement.»

 

Il est certain que du nombre des diaconesses était Phoebé, que l'Apôtre recommande si fort aux Romains, lorsqu'en priant pour elle, il dit : «Je vous recommande notre soeur Phoebé diaconesse de l'église qui est au port de Cenchrée, afin que vous la receviez au nom du Seigneur comme on doit recevoir les saints, et que vous l'assistiez dans toutes les choses où elle pourrait avoir besoin de vous; car elle en a assisté elle-même plusieurs, et moi en particulier.» Cassiodore et Claude, en citant ce passage, assurent aussi qu'elle fut véritablement diaconesse. Le premier dit

«L'Apôtre assure qu'elle fut diaconesse de l'église-mère, usage qui est encore suivi aujourd'hui chez les Grecs. L'Église ne leur refuse pas non plus le pouvoir de baptiser.» Claude dit : « Ce passage nous enseigne que c'est par l'autorité apostolique que les femmes ont été établies dans le ministère de l'Église, et que Phoebé, si fort recommandée par l'Apôtre, avait été investie de ces fonctions dans l'église de Cenchrée.» Le même saint Paul, dans sa lettre à Timothée, comprenant les femmes parmi les diacres, leur prescrit la même règle de conduite; car, en ordonnant les degrés du ministère ecclésiastique, il descend ainsi depuis l'évêque jusqu'aux diacres : «Que les diacres soient honnêtes et bien réglés; qu'ils ne soient point doubles dans leurs paroles, ni sujets à boire beaucoup de vin; qu'ils ne cherchent point de gain honteux, mais qu'ils conservent le mystère de la foi avec une conscience pure. Ils doivent aussi être éprouvés auparavant, puis admis au sacré ministère, s'ils sont sans reproche. Que les femmes de même soient chastes, exemptes de médisance, sobres, fidèles en toutes choses. Qu'on prenne pour diacres ceux qui n'auront épousé qu'une femme, qui gouvernent bien leurs enfants et leur propre famille. Car ceux qui s'acquitteront bien de leur devoir s'élèveront et acquerront une grande foi en Jésus-Christ.»

 

Or, ce que l'Apôtre dit des diacres, «qu'ils ne soient point doubles dans leurs paroles,» il le dit des diaconesses : « qu'elles soient exemptes de médisance.» Il demande de la sobriété dans lorsqu'il dit aux autres de n'être pas adonnés au vin ; enfin il renferme les préceptes suivants en ce peu de mots . "Qu'elles soient fidèles en toutes choses.» Car, ainsi qu'il ne veut pas que les évêques et les diacres soient élus parmi ceux qui ont été mariés deux fois , de même il veut que les diaconesses soient soumises à la même loi, comme nous l'avons déjà dit plus haut. «Que celle, dit-il, qui sera choisie pour être mise au rang des veuves ait au moins soixante ans, qu'elle n'ait eu qu'un mari, et qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres si elle a bien élevé ses enfants; si elle a exercé l'hospitalité; si elle a lavé les pieds des saints; si elle a secouru les affligés ; si elle s'est appliquée à toutes sortes de bonnes oeuvres. Mais n'admettez point en ce nombre les jeunes veuves.» Il est aisé de voir combien l'Apôtre recommande plus d'attention dans le choix des diaconesses que dans celui des évêques et des diacres, lorsqu'il dit : «Qu'on puisse rendre témoignage de leurs bonnes oeuvres, qu'elles aient exercé l'hospitalité.» Il ne fait pas cette observation pour les diacres, et n'exige pas d'eux, non plus que des évêques, qu'ils aient lavé les pieds des saints, secouru les affligés, etc. Il se contente de dire que les évêques et les diacres soient sans reproche. Mais il veut non seulement que les femmes soient irrépréhensibles, mais encore qu'elles aient toujours fait de bonnes oeuvres. Il fixe leur âge avec soin, pour qu'elles aient plus d'autorité, en disant: «Pas au‑dessous de soixante ans,» afin que les bonnes oeuvres de leur vie, jointes à l'expérience de la vieillesse, inspirent plus de respect. Aussi Jésus-Christ, malgré son amitié pour saint Jean, lui préféra-t-il saint Pierre, ainsi qu'aux autres, en raison de son âge car on est moins offensé de céder le pas à un vieillard qu'à un jeune homme , et l'on se soumet plus volontiers à celui qu'une vie sainte, et la nature et l'ordre des temps, ont mis au-dessus de nous.

 

Saint Jérôme, dans son livre contre Jovinien, dit, en parlant de l'élection de saint Pierre : "Un seul est choisi , afin d'ôter l'occasion du schisme par l'établissement d'un chef. Mais pourquoi Jean ne fut‑il pas élu ? C'est que Jésus‑Christ a déféré à l'âge, parce que Pierre était plus vieux, et pour ne pas donner à un jeune homme, encore presque enfant, la préférence sur des vieillards. En bon maître il devait ôter à ses disciples tout sujet de querelle et ne pas exciter de jalousie en choisissant son bien-aimé. »

 

C'est par cette considération que l'abbé dont il est parlé dans la vie des Pères ôta la prélature à un frère plus ancien de profession, pour la donner à un autre qui vint après lui, par la seule raison qu'il était plus âgé. Il craignait que ce frère, encore trop attaché au monde, ne supportât avec peine la préférence que l'on donnerait à un plus jeune. Il se souvenait de l'indignation des apôtres contre deux d'entre eux, qui se servaient de l'intercession de leur mère pour obtenir de Jésus quelques prérogatives; car cette ambition paraissait surtout condamnable dans le plus jeune des apôtres. C'était Jean lui-même duquel nous venons de parler.

 

Le choix des diaconesses n'est pas le seul à exciter la vigilance de l'Apôtre; celui des veuves qui voudraient se consacrer à Dieu est aussi l'objet de son attention particulière. On voit qu'il veut éloigner d'elles toutes les tentations. Après avoir dit : «Honorez les veuves qui sont véritablement veuves, » il ajoute aussitôt « Si quelque veuve a des fils ou des petits‑fils, qu'elle apprenne d'abord à conduire sa maison, et à leur inspirer le respect qu'ils doivent à leurs parents.» « Si quelqu'un, dit‑il plus loin , n'a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, il a renoncé à la foi, et il est pire qu'un infidèle.» Par ces paroles, il satisfait en même temps à la dette de l'humanité et aux devoirs de la religion. De peur que sous le prétexte de la religion de pauvres orphelins ne soient abandonnés, et que la compassion humaine envers des malheureux ne nuise aux voeux des veuves et à la sainteté de leur état, ne tourne leurs regards en arrière, quelquefois même ne les conduise au sacrilège, et ne les engage à donner à leurs proches ce qu'elles détourneraient de la communauté.

 

Il était donc bien nécessaire d'avertir celles qui sont encore chargées de famille, avant qu'elles passent à un véritable veuvage, et qu'elles se consacrent absolument à Dieu, de rendre à leurs parents ce qu'elles ont reçu d'eux, et qu'elles suivent la même loi en élevant leurs enfants comme elles ont été élevées elles‑mêmes par leurs parents.

 

Le même apôtre, pour augmenter encore la perfection religieuse des veuves, leur ordonne d'assister à l'office, et de prier nuit et jour. Également inquiet sur leurs besoins, il dit: "Si quelque fidèle a des veuves qui lui soient proches, qu'il les secoure, et que l'Église ne soit chargée que de celles qui sont véritablement veuves.» C'est comme s'il disait : Si quelque veuve tient à une famille riche qui puisse subvenir à ses besoins, qu'elle en soit secourue, afin que les revenus de l'Église puissent subvenir aux autres. Cette doctrine prouve clairement que si quelqu'un refuse de secourir les veuves qui lui appartiennent, l'Église peut le contraindre, par l'autorité apostolique, à s'acquitter de cette dette. L'Apôtre ne s'est pas contenté de pourvoir à leurs besoins, il a songé à l'honneur qui leur était dû, en disant. « Honorez les veuves qui sont véritablement veuves.»

 

Telles furent ces deux femmes que l'Apôtre et saint Jean l'évangéliste appellent du nom de mère, et de maîtresse ou dame, par respect pour la sainteté de leur état. «Saluez, dit saint Paul dans une lettre aux Romains, Rufus, qui est élu dans le Seigneur, et sa mère, qui est également la mienne.» Saint Jean commence ainsi sa seconde épître : «Le plus âgé à ma dame Électe et à ses enfants;" et ajoute plus bas, en lui demandant son amitié. « Actuellement je vous prie, ma dame, que nous nous aimions l'un l'autre»

 

Appuyé de cette autorité, saint Jérôme, dans sa lettre à la vierge Eustochie , qui avait embrassé votre profession, ne rougit pas de l'appeler sa maîtresse, et même il rend compte aussitôt de la raison qui l'y oblige. «J'appelle Eustochie ma maîtresse, parce que c'est ainsi que je dois appeler l'épouse de mon divin maître." Et dans la même lettre, élevant l'excellence de cet état au-dessus de toute la gloire humaine, il dit : "Je ne veux pas que vous communiquiez avec les dames du monde, que vous fréquentiez les maisons des nobles , et que vous visitiez souvent ce que vous avez rejeté et méprisé en consacrant votre virginité au Seigneur. Si l'ambition pousse le flot des courtisans au lever de l'impératrice, pourquoi feriez-vous injure à votre époux ? Fiancée d'un Dieu, pourquoi rendriez-vous des devoirs à l'épouse d'un homme? Pénétrez-vous d'un saint orgueil , et sachez que vous êtes bien au-dessus d'elle.»

 

Le même Père, en écrivant à une vierge consacrée à Dieu sur le bonheur céleste qui attend ses vertueuses compagnes , et sur le respect qui leur est dû sur la terre, dit : « Après le témoignage des saintes Écritures, la pratique inviolable de l'Église vient encore nous enseigner quelle est la béatitude réservée dans le ciel à cette virginité sacrée, et nous apprendre qu'un mérite particulier s'attache à cette consécration spirituelle. En effet, quoique tous les chrétiens participent d'une manière égale aux dons de la grâce et se glorifient de recevoir les mêmes bénédictions par les sacrements, les vierges cependant l'emportent sur les autres fidèles, puisqu'elles sont choisies par l'Esprit saint dans ce troupeau sanctifié, comme des victimes plus saintes et plus pures que le grand prêtre offre à Dieu pour le service de ses autels... La virginité a donc un mérite au-dessus des autres, puisqu'elle obtient spécialement la grâce, et qu'elle jouit du privilège d'une consécration qui lui est particulière; consécration si auguste qu'elle n'est point permise, excepté le cas de mort imminente, à d'autres époques que le jour de l'Épiphanie, l'octave de Pâques et les fêtes des Apôtres. Et même il n'appartient qu'au chef des prêtres, c'est‑à‑dire à l'évêque de procéder à la bénédiction des vierges et du voile qui doit couvrir leurs tètes sanctifiées.»

 

Pour les moines, quoiqu' ils soient de même profession et de même ordre et d'un sexe plus noble, d'ailleurs à mérite égal de pureté, ils ne jouissent pas de ces distinctions honorables; il est permis à leur abbé de recevoir leurs voeux chaque jour indifféremment, et de bénir leur personne et leur habit. Les prêtres et tous ceux qui sont admis dans les grades de la cléricature peuvent être ordonnés dans les Quatre-Temps, et les évêques chaque jour de dimanche; mais la consécration des vierges, d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare , est réservée comme une cérémonie d'allégresse pour les fêtes les plus solennelles.

 

Cette admirable vertu des vierges excite dans l'Église les tressaillements d'une joie extraordinaire, ainsi que David l'avait prédit par ces paroles : «Des vierges seront amenées au roi;» et ensuite: « Elles lui seront présentées dans la joie et dans l'allégresse, on les amènera dans le temple.» On croit que saint Matthieu, l'apôtre et l'évangéliste, a institué ou dicté le rituel de cette consécration, et c'est ce qui se trouve rapporté dans les actes de son martyre, car il mourut pour la défense de la virginité religieuse.

 

Mais jamais les apôtres ne nous ont rien laissé par écrit touchant la consécration des clercs et des moines. C'est aussi du nom de la Sainteté que leur profession religieuse a tiré le sien, puisque du mot Sanctimonia, c'est‑à‑dire sainteté, dérive celui de Sanctimoniales ou moinesses. En effet, le sexe des femmes étant plus faible, leur vertu est aussi plus agréable à Dieu et plus parfaite à ses yeux, ainsi qu'il le dit lui-même en exhortant son Apôtre à combattre pour la couronne de la gloire : « Ma grâce te suffit, car c'est dans la faiblesse que la vertu se perfectionne.»

 

C'est ainsi qu'en parlant, par la bouche de cet Apôtre, des membres de son corps, qui est l'Église, comme s'il eût principalement recommandé l'honneur aux membres les plus faibles, il lui fait dire dans cette même épître aux Corinthiens : « Les membres de notre corps qui nous paraissaient les plus faibles sont les plus nécessaires. Nous honorons même davantage par nos vêtements les parties du corps qui paraissent les moins honorables , et nous couvrons avec plus de soin et d'honnêteté celles qui sont les moins honnêtes ; car pour celles qui sont honnêtes elles n'en n'ont pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de manière qu'on rend plus d'honneur aux membres les plus faibles, afin qu'il n'y ait point de schisme dans le corps, mais que tous les membres conspirent mutuellement à s'aider les uns les autres.» N'est‑ce pas aux femmes qu'il a dispensé sans réserve les trésors de la grâce divine, quoique leur sexe fût plus faible et le moins noble, tant par le péché originel que par sa nature ? Examinez-en les différents états, soit vierges, soit veuves, les femmes mariées et même celles qui vivent dans le plus honteux libertinage, et vous verrez en elles les plus grands effets de la grâce du Seigneur, selon les paroles de Jésus‑Christ et de l'Apôtre : «Que les premiers soient les derniers, et les derniers soient les premiers, et là où il y a eu abondance de péché , qu'il y ait aussi surabondance de grâce.

 

En effet, si nous remontons à l'origine du monde, nous trouverons que la femme, dès sa création, a été favorisée des dons de la grâce divine, et d'un honneur particulier Elle fut créée dans le paradis; l'homme fut créé hors du paradis; ce qui doit toujours rappeler aux femmes que le paradis est leur patrie naturelle, et que les pures régions du célibat les rapprochent de leur céleste demeure. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise, dans son livre sur le paradis : « Dieu prit l'homme qu'il avait fait, et il le mit dans le paradis.» Or vous voyez qu'il a pris celui qui était déjà et qu'il l'a placé dans le paradis. Observez que l'homme a été fait hors du paradis, la femme dans le paradis. L'homme, qui a été créé dans un lieu moins noble que la femme, se trouve supérieur à elle, et la femme, née dans le paradis, se trouve inférieure à l'homme.

 

Ève, la mère de tous nos maux, a été rachetée par Marie, dans le Seigneur, avant que la faute d'Adam eût été effacée par Jésus-Christ. La faute ainsi que la grâce nous est venue par la femme, et les saintes prérogatives de la virginité ont refleuri. Déjà Anne et Marie avaient donné aux veuves et aux vierges le modèle de la profession religieuse, avant que Jean ou les apôtres aient montré aux hommes l'exemple de la vie monastique.

 

Si après Ève nous examinons la vertu de Débora, de Judith et d'Esther, nous conviendrons assurément qu'elle doit faire rougir la force de l'homme. En effet, Débora, en qualité de juge d'Israël, se mit à la tête de l'armée, qui n'avait plus de généraux, livra bataille, vainquit les ennemis, et délivra le peuple de Dieu par le plus éclatant des triomphes. Judith, sans armes, accompagnée d'une servante, attaqua une armée terrible, et seule, après avoir tranché la tête d'Holopherne avec sa propre épée, elle défit l'ennemi, et sauva la cause désespérée de son peuple. Esther, par une inspiration secrète de l'Esprit saint, quoique mariée contre la loi à un prince idolâtre, prévient la perfidie d'Aman et l'édit cruel qu'il avait surpris au roi, et en un seul instant fait retomber sur l'impie la terrible sentence.

 

On regarde comme un prodige de force et de vertu que David avec une fronde ait vaincu Goliath; et la veuve Judith, sans pierre et sans fronde, et sans le secours d'aucune arme, s'avança contre toute une armée ennemie. Esther par sa seule parole délivre son peuple, et tournant contre ses ennemis le décret de proscription, les précipite eux-mêmes dans le piège qu'ils avaient tendu. C'est en mémoire de cette action remarquable que les Juifs ont institué une fête annuelle, ce que jamais ils n'ont fait pour les actions d'aucun homme, même les plus héroïques.

 

Qui n'admirera pas l'incomparable courage de cette généreuse mère des Machabées que l'impie roi Antiochus, selon l'histoire, fit saisir avec ses sept enfants, et cette constance contre laquelle échouèrent tous les efforts des bourreaux pour leur faire manger de la chair de porc, défendue par la loi ? Cette mère, oubliant tous les sentiments de la nature et de l'humanité pour ne voir que Dieu seul, consomma par son propre martyre tous ceux qu'elle avait déjà soufferts dans la personne de chacun de ses fils, après les avoir envoyés devant elle, par ses exhortations, à la couronne céleste qui les attendait. Feuilletons tout l'ancien Testament : que trouverons‑nous qui soit comparable à la fermeté de cette femme ?

 

Le démon, après toutes ses vaines persécutions contre le saint homme Job, connaissant la faiblesse humaine aux approches de la mort, dit : «L'homme donnera la peau d'autrui pour conserver la sienne, et tout ce qu'il possède pour sauver sa vie.» En effet, l'horreur que nous inspire l'instant de la mort est si naturelle, que souvent nous opposons un membre pour la défense de l'autre, et que pour conserver notre vie nous n'appréhendons pas les plus grands maux. Cette héroïne chrétienne a préféré de perdre sa vie et celle de ses enfants, à la coupable pensée de transgresser la loi dans un seul point. Quelle est donc, je vous prie, cette transgression à laquelle on voulait la forcer ? L'obligeait-on de renoncer à son Dieu et de sacrifier aux idoles? Non, on ne leur demandait à tous que de manger des viandes défendues par la loi. 0 mes frères, et vous tous qui avez embrassé la vie monastique, qui transgressez tous les jours notre règle d'une manière si audacieuse en mangeant des viandes qu'elle vous défend, qu'opposez‑vous à la fermeté de cette femme ? Êtes-vous assez insensibles pour n'être pas confondus par un pareil exemple ? Sachez, mes frères, le reproche que le Seigneur fait aux incrédules en parlant de la reine du Midi : « La reine du Midi s'élèvera autour du jugement contre cette génération et la condamnera.» La constance de cette femme déposera d'autant plus contre vous, que son action aura été plus courageuse, et que vous êtes plus intimement dévoués par état à la profession religieuse. Aussi, en faveur du combat qu'elle a soutenu si courageusement, a-t-elle mérité que l'Église instituât une messe et des prières commémoratives de son martyre; honneur qui jusqu'alors n'avait été accordé à aucun des saints dont la mort avait précédé la venue du Seigneur. Cependant la même histoire des Machabées nous montre Éléazar, ce vieillard vénérable, l'un des premiers scribes de la loi, mourant dans les supplices pour la même cause. C'est, nous l'avons déjà dit, que le sexe de la femme étant plus faible, son courage est aussi plus agréable à Dieu et plus méritoire; et le martyre du pontife n'est point célébré par une solennité particulière, parce que l'on ne s'étonne point que le sexe le plus fort soit aussi le plus patient à souffrir. Aussi l'Écriture se répand en éloges sur cette même femme : « Cependant, dit‑elle, cette mère admirable, et digne de l'éternel souvenir des fidèles, voyant succomber en un même jour ses sept enfants, supportait constamment leur mort, à cause de l'espérance qu'elle avait en Dieu; remplie de sagesse, et mêlant à la tendresse d'une femme le courage le plus viril , elle exhortait fortement chacun d'eux. »

 

La fille unique de Jephté n'a pas fait moins d'honneur à son sexe parmi les vierges. Pour que son père ne fût pas même coupable de la violation d'un voeu imprudent, pour que la victime promise répondît à la grâce dont il venait d'être comblé, cette généreuse fille excitait elle‑même son père vainqueur à consommer le fatal sacrifice. Qu'aurait-elle donc fait, si, dans cette arène sanglante des martyrs, les infidèles avaient voulu la forcer de renier son Dieu ? Si elle eût été interrogée, comme le prince des apôtres de Jésus-Christ, aurait-elle dit : « Je ne connais point cet homme ?» Son père l'abandonne à sa liberté pendant deux mois; elle revient, à leur expiration, s'offrir au couteau paternel. Elle va au-devant de la mort, et la provoque au lieu de la craindre. Elle paie de son sang le voeu insensé de son père, et le dégage de sa parole aux dépens de sa vie. 0 glorieux amour de la vérité ! Quelle horreur n'aurait pas eu pour un parjure personnel celle qui n'a pas permis celui de son père? L'amour de cette vierge pour son père charnel et pour son père spirituel n'est‑il pas sans bornes? En même temps que par sa mort elle épargne au premier un mensonge, elle satisfait à la promesse faite à l'autre. Cette grandeur d'âme dans une jeune vierge a mérité que les filles d'Israël s'assemblassent chaque année dans un même lieu pour célébrer ses funérailles par des hymnes solennels et pleurer, avec tous les témoignages d'une pieuse commisération, l'innocente vierge immolée.

 

Mais, pour ne pas nous arrêter davantage aux exemples, qu'y a-t-il eu de plus nécessaire à notre rédemption et au salut du monde entier que le sexe qui a engendré le Sauveur ? Cette femme qui, la première, osa forcer la cellule de saint Hilarion, opposait à sa surprise la grandeur de cette prérogative , lorsqu'elle lui dit . «Pourquoi détourner les yeux ? pourquoi fuir une suppliante ? Ne songez pas que je suis femme, mais que je suis malheureuse ! Ce sexe a engendré le Sauveur !» Quelle gloire pourra être comparée à celle que ce sexe a acquise dans la mère de Jésus‑Christ ?

 

Notre Rédempteur, qui a formé la femme du corps de l'homme, pouvait aussi bien naître d'un homme que d'une femme ; mais il a fait tourner à l'honneur du sexe le plus faible son humilité même, pour montrer combien elle lui était agréable. Il aurait pu choisir dans la femme une autre partie plus digne de présenter au monde un Dieu naissant, que celle qui met au jour les autres hommes, conçus et enfantés par la même voie impure; mais, à la gloire incomparable de ce sexe faible, il a bien plus ennobli l'organe générateur de la femme par sa naissance qu'il n'a purifié celui de l'homme par la circoncision. Abandonnons un instant l'examen de cette gloire, qui est l'apanage des vierges, et parlons des autres femmes, ainsi que je vous l'ai annoncé.

 

Voyez la grandeur de la grâce que l'arrivée de Jésus‑Christ a répandue aussitôt sur Élisabeth, qui était mariée, et sur Anne, qui était veuve. Zacharie, mari d'Élisabeth, et grand-prêtre du Seigneur , n'avait pas encore recouvré la parole, que son incrédulité lui avait fait perdre, lorsque, à l'arrivée et à la salutation de Marie, Élisabeth, remplie de l'esprit de Dieu, sentit tressaillir son enfant dans son sein, et en prophétisant la première que Marie avait conçu, devint ainsi plus que prophète. Elle l'annonça sur-le-champ, et elle excita la mère du Seigneur à glorifier Dieu des grâces dont il la comblait. Le don de prophétie parait plus accompli dans Élisabeth, qui a connu aussitôt la conception du Fils de Dieu, que dans saint Jean, qui ne l'annonça que longtemps après sa naissance. Ainsi que j’ai appelé Marie-Madeleine l'apôtre des apôtres, je ne crains pas d'appeler celle-ci prophétesse des prophètes, conjointement avec Anne, cette sainte veuve dont je vous ai longuement parlé.

 

Si nous examinons jusque chez les Gentils ce don de prophétie, que la sibylle paraisse ici la première, et qu'elle nous dise ce qui lui a été révélé au sujet de Jésus‑Christ. Si nous comparons avec elle tous les prophètes, Isaïe lui-même, qui, suivant saint Jérôme, est moins un prophète qu'un évangéliste , nous verrons encore que cette grâce est bien plus éminente dans cette femme que dans tous les hommes. Saint Augustin voulant se servir de son témoignage contre les hérétiques, leur dit " Écoutons la sibylle, leur devineresse, au sujet de Jésus‑Christ

 

« Le Seigneur, dit-elle, a donné aux hommes fidèles un autre Dieu à adorer; reconnaissez-le pour son Fils.»

 

Dans un autre endroit, elle appelle symbole le fils de Dieu, c'est-à-dire conseiller. Et le prophète Isaïe dit : « Il sera appelé l'admirable, le conseiller.» Saint Augustin, dans le livre dix-huitième de la Cité de Dieu, dit encore : "Quelques-uns rapportent que dans ce temps-là la sibylle d'Érythrée avait fait cette prédiction d'autres affirment que c'est plutôt celle de Cumes.» Quelqu'un traduisit en vers latins les vingt-sept vers grecs dont la prédiction est composée. Voici le sens de quelques‑uns :

« En signe du jugement, la terre se mouillera de sueur : un roi, qui doit vivre dans tous les siècles, descendra du ciel , revêtu d'un corps humain, pour juger l'univers.»

En réunissant les premières lettres de chaque vers grec, l'acrostiche donne : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur.»

 

Lactance cite aussi plusieurs prophéties de la sibylle au sujet de Jésus‑Christ :

« Il tombera ensuite, dit-elle, dans les mains des infidèles ; ils donneront à Dieu des soufflets avec leurs mains incestueuses, et de leur bouche impure ils vomiront contre lui des crachats empoisonnés. Mais il présentera humblement à leurs coups ses épaules sacrées, et il recevra leurs soufflets en silence, de peur qu'on ne reconnaisse le Verbe, et que l'enfer ne soit instruit de son arrivée. Ils le couronneront d'épines : pour nourriture ils lui donneront du fiel, et pour breuvage du vinaigre. Telle sera la table de leur hospitalité. Nation insensée ! tu n'as pas compris ton Dieu, que tous les mortels disaient adorer, mais, au contraire, tu l'as couronné d'épines, et tu as mêlé le fiel dans sa coupe. Le voile du temple se déchirera, et au milieu du jour d'épaisses ténèbres couvriront la terre pendant trois heures; il mourra, et après trois jours de sommeil, sortant des enfers, il reparaîtra à la lumière pour marquer le principe de la résurrection.»

 

Virgile, le plus grand de nos poètes, connaissait sans doute cet oracle de la sibylle. Il y fait allusion dans sa quatrième églogue, où il prédit, sous le règne de César Auguste et le consulat de Pollion , la naissance miraculeuse d'un enfant qui devait être envoyé du ciel sur la terre pour effacer les péchés du monde et créer une ère pleine de merveilles. Cet événement avait été révélé au poète, comme il le dit lui‑même, par les oracles sibyllins de l'antre de Cumes. Il semble convier tous les hommes à se féliciter, à chanter et à écrire sur la naissance future de cet enfant divin, en comparaison duquel il néglige toute autre pensée comme vile et méprisable :

 

«Muses de Sicile, chantons avec de plus nobles accents. Les arbrisseaux et l'humble bruyère ne peuvent plaire à tout le monde. Les derniers temps prédits par la sibylle sont arrivés. Les siècles vont se dérouler dans un ordre nouveau. La vierge est revenue, le règne de Saturne recommence. Une race nouvelle est envoyée du haut des cieux, etc. »

 

Pesez toutes les paroles de la sibylle, et vous verrez qu'elles renferment clairement ce que la foi chrétienne doit croire de Jésus-Christ. Et dans sa prophétie, dans ses écrits, elle n'a oublié ni sa divinité ni son humanité, ni son arrivée pour les deux jugements: le premier, dans lequel il a été injustement condamné aux tortures de sa passion; l'autre, par lequel il jugera justement le monde avec toute sa majesté. Et en faisant mention de sa descente aux enfers et de la gloire de sa résurrection, elle s'est élevée au‑dessus des prophètes et même des évangélistes, qui n'ont presque rien dit de sa descente aux enfers.

 

Qui n'admirera pas l'entretien, aussi long que familier, auquel le Christ voulut bien s'abaisser avec cette femme païenne de Samarie ? L'extrême condescendance avec laquelle il daignait l'instruire excita l'étonnement des apôtres eux-mêmes ? Après l'avoir réprimandée sur son incrédulité et sur la multitude de ses amants, il alla jusqu'à lui demander à boire, ce qu'il ne fit jamais dans la suite à personne. Ses apôtres surviennent, et lui offrent des aliments qu'ils venaient d'acheter, en disant : « Maître , mangez» mais il les refusa, en leur disant, comme pour s'excuser : «J'ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas.» Il demanda lui‑même à boire à cette femme, qui, refusant cette faveur, lui dit : « Comment vous, qui êtes Juif, demandez‑vous à boire à une Samaritaine ? car les Juifs n'ont pas coutume de communiquer avec les Samaritains. "Et enfin : « Vous n'avez pas de quoi puiser de l'eau, et le puits est très profond.» Il demande donc de l'eau à une femme infidèle, qui lui en refuse, et il ne se soucie pas des aliments que ses apôtres lui présentent. Quelle est donc, je vous prie, cette prédilection qu'il accorde à la faiblesse de votre sexe, pour demander de l'eau à une telle femme, lui qui donne la vie à tout le monde, si ce n'est pour montrer ouvertement que la vertu des femmes lui est d'autant plus agréable que leur sexe est plus faible, qu'il a soif de leur salut, et qu'il le désire avec d'autant plus d'ardeur qu'il est certain que leur courage est plus admirable; et lorsqu'il demande à boire à une femme, il fait entendre qu'il veut qu'elle étanche sa soif par le salut de son sexe. Il appelle cette boisson nourriture : « J'ai , dit‑il , une nourriture à manger que vous ignorez,» et il donne l'explication de cette nourriture, en disant : «Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père,» désignant ainsi que la volonté particulière de son l'ère est qu'il travaille au salut du sexe le plus faible.

 

Suivant l'Écriture, le Seigneur eut un entretien particulier avec Nicodème, qui occupait le premier rang parmi les Juifs, et qui était venu le trouver secrètement, et l'instruisit sur son salut; mais il n'en retira pas un aussi grand fruit. La Samaritaine, au contraire, fut remplie du don de prophétie; elle annonça la venue du Christ, non seulement chez les Juifs, mais encore chez les Gentils, en disant : «Je sais que le Messie, qui s'appelle Christ, doit venir; lorsqu'il sera arrivé, il nous annoncera tout;» et que plusieurs citoyens, croyant à ses paroles, se rendirent auprès de Jésus-Christ , crurent en lui, et le retinrent deux jours avec eux, lui qui cependant dit ailleurs à ses disciples : « Éloignez‑vous de la voie des Gentils, et n'entrez pas dans la ville des Samaritains.»

 

Saint Jean rapporte bien que Philippe et André annoncèrent à Jésus‑Christ que plusieurs Gentils, qui étaient venus à Jérusalem pour y célébrer un jour de fête, désiraient le voir ; mais il ne dit pas qu'ils furent admis, ni qu'à leur demande il fut accordé une grâce aussi essentielle qu'à la Samaritaine, qui ne l'avait point demandée. C'est par elle qu'il commença sa mission chez les Gentils ; non seulement il la convertit, mais par son moyen il se fit beaucoup de prosélytes. Les mages, éclairés aussitôt par l'étoile et convertis à Jésus-Christ, attirèrent à lui un grand nombre d'hommes par leur doctrine et leurs exhortations, mais seuls ils l'approchèrent : ce qui prouve clairement combien la Samaritaine obtint de confiance auprès des Gentils au nom de Jésus‑Christ, puisque, le devançant, annonçant sa venue, et prêchant ce qu'elle avait entendu, elle gagna si promptement à la vérité une grande partie du peuple de son pays.

 

Si nous feuilletions l'ancien Testament ou I'Écriture évangélique, nous y verrions que les grâces les plus éclatantes de résurrection ont été accordées principalement aux femmes pour leurs morts, et que ce n'est qu'à leur sollicitation, ou pour elles-mêmes, que ce miracle s'est opéré. D'abord Élie et Élisée ressuscitèrent des enfants à la prière de leurs mères; et le Seigneur lui-même, en ressuscitant le fils d'une veuve, la fille du chef de la synagogue, et Lazare, à la prière de ses soeurs, a surtout privilégié les femmes du bienfait de ce grand miracle. Ce qui fait dire à l'Apôtre, dans sa lettre aux Hébreux : «Les femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection;» car cette jeune fille ressuscitée recouvra son propre corps et les autres femmes eurent la consolation de voir revivre ceux dont elles pleuraient le trépas. Des preuves nombreuses nous attestent donc la constante faveur dont Jésus-Christ a honoré les femmes. Il voulut d'abord les combler de joie, en les rappelant elles-mêmes du sépulcre, ainsi que les personnes qui leur étaient chères : et n'ont elles pas obtenu le plus glorieux des titres quand le Sauveur leur apparut, puisqu'elles furent choisies pour être les premiers témoins de sa résurrection ?

 

Votre sexe paraît s'être rendu digne de ces augustes témoignages par sa tendresse naturelle et sa pieuse compassion pour le Seigneur, au milieu de tout un peuple acharné. Car, selon saint Luc, lorsque les hommes le conduisaient au Calvaire pour le crucifier, leurs femmes suivaient en pleurant, et se désolaient. Jésus se retourna vers elles, et, tout ému des larmes de leur pitié, il leur fit entendre, à l'heure même de son supplice, les paroles de sa gratitude miséricordieuse, en leur prédisant les malheurs futurs, afin qu'elles pussent s'en garantir :

 

« Filles de Jérusalem, dit‑il, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos fils; car le jour est proche où l'on dira . Heureuses les stériles et les entrailles qui n'ont point enfanté! »

 

Saint Matthieu rapporte que la femme de ce juge inique avait travaillé avec zèle à la délivrance du Sauveur :

« Tandis qu'il était assis au siège judicial, sa femme envoya lui dire : Ne vous embarrassez point dans l'affaire de ce juste, car j’ai été aujourd'hui étrangement tourmentée dans un songe, à cause de lui. »

 

Quand il prêchait, c'est encore une femme qui seule éleva la voix, du milieu de la foule, pour lui adresser ce magnifique éloge. "Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté, et les mamelles qui vous ont nourri !» Mais au cri de son âme et de la vérité le Seigneur opposa une douce réprimande, en lui répondant : "Et moi je vous dis à mon tour : Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui l'accomplissent ! »

 

Saint Jean, le seul des apôtres qui obtint de Jésus‑Christ le privilège d'être appelé son bien-aimé, dit au sujet de Marthe et de Marie: « que Jésus aimait Marthe, Marie sa soeur, et Lazare.» Ce même apôtre, qui fut seul appelé le bien-aimé du Seigneur, ainsi qu'il l'atteste lui-même, déclare que des femmes ont partagé avec lui le privilège de cette glorieuse affection; mais il ne dit rien de semblable des autres apôtres ; et quoiqu'il associe au même honneur le frère de ces femmes, il les a cependant nommées les premières, pour montrer qu'elles le surpassaient en amour.

 

Revenons aux femmes chrétiennes : publions avec admiration, et admirons en les publiant, les effets de la divine miséricorde à l'égard même de celles qui vivaient publiquement dans la prostitution. Quoi de plus vil que la conduite de Marie-Madeleine et de Marie l'Égyptienne dans les premiers temps de leur vie ? A quel degré d'honneur et de mérite la grâce divine ne les a-t-elle pas ensuite élevées ? La première, ainsi que nous l'avons vu, reste constamment dans le collège des apôtres ; la seconde , ainsi qu'il est écrit, déploie une vertu surhumaine dans la lutte et l'austère pénitence des anachorètes. Ainsi le courage de ces deux femmes est au-dessus de celui de tous les différents solitaires, et ces paroles du Seigneur aux incrédules : «Les courtisanes vous précéderont dans le royaume de Dieu,» peuvent s'appliquer avec justice aux hommes fidèles, et, suivant la différence et d'état et de sexe, les premiers deviendront les derniers et les derniers deviendront les premiers.

 

Enfin, qui pourrait ignorer que les exhortations du Christ et le conseil de l'Apôtre ont allumé dans le coeur des femmes un tel amour de la chasteté, qu'elles s'offrirent elles-mêmes en holocauste au Seigneur, par la voie du martyre , pour conserver la pureté de la chair avec celle de l'âme, et qu'elles ont voulu, couronnées dans un double triomphe, suivre dans toutes ses voies l'Agneau, époux des vierges ? Cette vertu parfaite, si rare dans les hommes, s'est fréquemment manifestée dans les femmes. Il s'en est même trouvé parmi elles qui, dans leur zèle magnanime pour la pureté, n'ont pas craint de se défigurer elles-mêmes pour ne pas perdre cette innocence qu'elles avaient vouée à Dieu, et pour parvenir vierges à l'Époux. des vierges. Celui-ci a prouvé, par un mémorable événement, combien le pieux sacrifice de ces jeunes femmes lui était agréable. Dans une éruption de l'Etna , un peuple entier d'infidèles implora l'assistance de sainte Agathe, et opposa son voile aux flots de lave embrasée. Dieu permit que cette barrière fût suffisante, et la foi de ce peuple le sauva de l'incendie dans lequel il devait périr tout entier corps et âme.

 

Nous ne voyons pas qu'un capuchon de moine ait jamais opéré un tel prodige. Nous savons bien qu'Élie divisa les eaux du Jourdain avec son manteau, et qu'Élisée s'en servit également pour s'ouvrir un passage dans le sein de la terre; mais le voile de cette vierge a sauvé une foule de Gentils des dangers qu'ils couraient pour leurs âmes et pour leurs corps, et par leur conversion il leur a préparé le chemin du ciel. Une chose encore relève la gloire de ces saintes femmes et la dignité de leur rang, c'est qu'elles se consacrent elles-mêmes par les paroles suivantes : «Il m'a engagée par son anneau, c'est à lui que je suis mariée.» Ce sont les paroles de sainte Agnès, et la formule de profession par laquelle les vierges sont mariées à Jésus-Christ.

 

Si l'on veut examiner, même chez les païens, quelle fut la constitution de votre ordre et la vénération dont il fut l'objet; si l'on veut citer quelques exemples pour votre encouragement et votre instruction, on reconnaîtra sans peine divers établissements qui étaient l'ébauche et le prélude de l'état religieux, excepté dans ce qui concerne la foi. L’Église même a conservé dans les pratiques et les usages des païens et des Juifs ce qu'elle a trouvé de meilleur, en faisant les modifications convenables. Qui peut ignorer qu'elle a tiré de la synagogue tous les ordres ecclésiastique, depuis le portier jusqu'à l'évêque , l'usage même de la tonsure qui caractérise le clerc, les jeûnes des Quatre-Temps, et le sacrifice des azymes, les ornements sacerdotaux, la dédicace des églises , et d'autres sacrements ? N'est‑il pas notoire que, par une condescendance salutaire, elle a maintenu chez les nations converties les dignités séculières, celles des rois et des autres princes, certaines lois pour le gouvernement, certains principes de philosophie morale ? On n'ignore pas non plus que la religion a emprunté d'elles plusieurs grades de dignités ecclésiastiques, la pratique de la continence et le voeu de la pureté corporelle ? Nos évêques, en effet, et nos archevêques actuels, représentent exactement leurs flamines et leurs archiflamines, et les temples qui étaient alors élevés aux démons ont été dans la suite consacrés à Dieu, et dédiés à la mémoire des saints.

 

Nous savons que les païens honoraient la virginité par d'éclatants honneurs, tandis que la malédiction de la Loi forçait les Juifs à se marier : et cette pureté de la chair était considérée chez eux comme une vertu si éminente, que leurs temples étaient remplis de femmes qui avaient dévoué leur vie au célibat. Saint Jérôme, dans son troisième livre sur l'épître aux Galates, dit : « Que ferons-nous donc, nous autres chrétiens, si, pour notre condamnation, nous voyons des moinesses-femmes se consacrer à Junon, des moinesses-vierges, à Vesta, et des gens qui gardent la continence, à d'autres idoles ?» Or, il appelle les unes moinesses-femmes et les autres moinesses-vierges, en faisant entendre que les premières avaient connu des hommes, et que les autres étaient réellement vierges, c'est-à-dire avaient vécu seules; car de monos (seul) vient moine, c'est-à-dire solitaire. Le même Père, après avoir rapporté plusieurs exemples de la chasteté ou de la continence des femmes païennes, dans son livre contre Jovinien, dit encore : "J'ai multiplié les exemples dans cette nomenclature de femmes. C'est pour que les chrétiennes qui méprisent la pureté évangélique apprennent du moins la chasteté à l'école des païens.»

 

Pour prouver encore combien la chasteté est agréable à Dieu, et combien cette vertu lui a été chère chez les païens mêmes, saint Jérôme rappelle dans le même livre les grâces et les prodiges dont le Seigneur l'a récompensée parmi les infidèles. «Que dirai-je, continue-t-il, de la sibylle d'Érythrée, de celle de Cumes et des huit autres ? car, selon Varron , elles étaient dix ; leur vertu caractéristique était la virginité, et la récompense de cette virginité, le don de prophétie.» Ensuite : "On rapporte que Claudia, vierge vestale, soupçonnée d'avoir trahi son voeu, conduisit avec sa ceinture un vaisseau que des milliers d'hommes n'avaient pu traîner.» Sidoine, évêque de Clermont, dans son épître à son livre, fait allusion à cet événement.

"Telle ne fut point Tanaquil , ni celle dont tu fus le père, grand Tricipitin ! ni cette vierge consacrée à Vesta Phrygienne, qui, sur les eaux gonflées du Tibre, conduisit un vaisseau avec une tresse de ses cheveux.»

 

Saint Augustin, dans son livre vingt-deuxième de la Cité de Dieu dit : « Si nous en venons aux miracles qui ont été faits par leurs dieux, et qu'ils opposent à nos martyrs , ne trouverons-nous pas qu'ils militent pour nous, et qu'ils sont entièrement à notre avantage ? Parmi les grands miracles de leurs dieux, le plus remarquable, assurément, est celui que Varron cite au sujet de cette vestale qui, accusée injustement de s'être laissé déshonorer, remplit un crible de l'eau du Tibre, et l'apporta devant ses juges sans qu'il en coulât une goutte. Qui a soutenu le poids de cette eau, malgré tant d'ouvertures ? Dieu tout-puissant n'a-t-il pas pu ôter la pesanteur à un corps terrestre, et en faire un corps vivant dans les mêmes conditions élémentaires, lui qui est l'esprit vivifiant de toutes choses ?

 

Ne soyons point surpris si par ces miracles, et par d'autres encore, le Seigneur a glorifié la chasteté des infidèles eux-mêmes, ou s’il a permis que l'éclat en fût rehaussé par l'organe du démon; c'était pour amener les fidèles à pratiquer une vertu qu'ils voyaient si honorée dans la personne même des païens. Nous savons que c'est à la dignité et non à la personne de Caïphe que le don de prophétie a été accordé, et que si quelquefois les faux apôtres ont fait des miracles, c'est plutôt à cause de leur dignité que de leur personne. Est-il donc surprenant que le Seigneur n'ait pas accordé cette faveur à la personne des femmes infidèles, mais à leur chasteté, pour détruire une fausse accusation intentée contre l'innocence d'une vierge ? Il est certain, en effet, que l'amour de la chasteté est une vertu, même dans les infidèles, comme l'observation de la foi conjugale est un don de Dieu chez tous les hommes. Il ne faut pas s'étonner si Dieu honore ses dons, et non l'erreur du paganisme, par des prodiges accordés seulement aux infidèles, surtout quand il délivre par là l'innocence accusée, et qu'il confond la malice des méchants, et surtout s'il doit ainsi faire avancer les hommes dans cette vertu si magnifiquement couronnée, qui rapproche l'infidèle même de la perfection, à mesure qu'il s'éloigne des voluptés charnelles.

 

C'est de là que saint Jérôme et plusieurs autres docteurs ont conclu avec grande raison contre l'hérétique Jovinien, cet ennemi de la chasteté, qu'il devait rougir de la vertu des païens, puis­qu'il n'admirait pas celle des chrétiens. N'est-ce pas en effet un don du Seigneur que la puissance des princes infidèles, quoiqu'ils en fassent mauvais usage, et l'amour de la justice, la douceur qui leur est commandée par la loi naturelle, et les autres bonnes qualités qui conviennent aux princes? Qui niera que ce soient de bonnes qualités, quoiqu'elles soient mêlées de mauvaises, surtout lorsque saint Augustin et la raison même assurent qu'il ne saurait y avoir de mal que dans une bonne nature ?

 

Qui n'approuvera pas ce vers d'Horace ?

« Les gens de bien fuient le mal par amour pour la vertu !»

Ne fût-ce que pour encourager les souverains à pratiquer les vertus de Vespasien, qui n'acceptera point comme une vérité, au lieu de le contester, le miracle que, suivant le rapport de Suétone, il fit avant d'être empereur, en guérissant un aveugle et un boiteux ? Il en est de même de ce que dit saint Grégoire sur l'âme de Trajan.

 

Si les hommes savent découvrir une perle au fond des eaux et séparer le grain de la paille, Dieu peut-il méconnaître les grâces qu'il a accordées aux infidèles, et haïr en eux ses bienfaits ? Plus les faveurs dont il les comble sont éclatantes, plus il prouve qu'il en est l'auteur, que la méchanceté des hommes rie saurait les altérer, et quelles doivent être les espérances des fidèles, si les infidèles sont ainsi traités.

 

Rien ne prouve mieux la vénération des païens pour la chasteté des personnes consacrées au service de leurs temples, que la peine terrible dont ils punissaient la vestale infidèle à son voeu. Juvénal parlant de ce supplice dans sa quatrième satire, contre Crispinus, dit : «Hier était étendue à ses côtés la vestale aux bandelettes sacrées, qui va entrer toute vivante aujourd'hui dans le sein de la terre.»

 

Saint Augustin, dans son livre troisième de la Cité de Dieu, s'exprime ainsi : «Les anciens Romains enterraient toutes vives les prêtresses de Vesta convaincues d'incontinence. Quant aux femmes adultères, ils se contentaient de leur infliger quelques peines, et ne les faisaient point mourir.» Ils faisaient une grande différence entre les deux crimes, et vengeaient plus cruellement la couche des dieux que celle des hommes.

 

Chez nous, les princes chrétiens ont pourvu à la conservation de la chasteté monastique avec des soins proportionnés à la sainteté reconnue de cet état. C'est ce que prouve la loi de l'empereur Justinien : «Si quelqu'un ose, non pas ravir, mais essayer seulement de séduire les vierges saintes, dans la vue de contracter mariage avec elles, qu'il soit puni de mort.»

 

La discipline ecclésiastique cherche plutôt la pénitence du pécheur que sa perte; on sait pourtant combien elle est attentive à prévenir vos chutes par la sévérité de ses décrets. Le pape Innocent écrivant à Victricius, évêque de Rouen, lui disait à ce sujet : «Si celles qui épousent Jésus-Christ spirituellement, et qui reçoivent le voile de la main du prêtre, passent ensuite à des noces publiques, ou se livrent à un commerce secret, il ne faut les admettre à la pénitence qu'après la mort de l'homme avec qui elles auront vécu. Mais celles qui, n'ayant pas encore reçu le voile sacré, auraient cependant feint de vouloir vivre dans l'état de virginité, il faudra les soumettre quelque temps à la pénitence, parce qu'elles n'en avaient pas moins promis fidélité à Dieu, quoiqu'elles ne fussent pas voilées.»

 

En effet, s'il n'y a pas moyen de rompre un contrat de bonne foi passé entre les hommes, à plus forte raison ne peut-on violer impunément une promesse faite à Dieu. Car, si saint Paul dit même que les femmes qui rompent le veuvage qu'elles s'étaient promis de garder, doivent être condamnées pour avoir manqué à leur premier engagement, combien plus criminelles sont les vierges qui n'ont pas gardé la foi qu'elles avaient jurée ? C'est ce qui fait dire au fameux Pélage, dans sa lettre à la fille de Maurice : «La femme qui se rend adultère à l'égard de Jésus-Christ est plus coupable que celle qui viole la foi jurée à son époux. C'est pourquoi l'Église romaine a prononcé depuis peu un jugement si rigoureux sur cette matière, qu'elle admet à peine au bienfait de la pénitence les femmes qui souillent par un commerce impur le corps qu'elles ont consacré à Dieu. »

 

Si nous voulons examiner les soins, l'attention, la charité que les saints Pères, à l'exemple du Seigneur lui-même et des Apôtres, ont toujours eus pour les femmes consacrées à Dieu, nous verrons qu'ils les ont soutenues et dirigées dans cet état, avec un zèle plein d'amour, par des instructions sans nombre et des exhortations multipliées. Sans parler des autres, il me suffira de citer les principaux docteurs de l'Église, Origène, saint Ambroise et saint Jérôme. Le premier, qui, sans contredit, est le plus grand philosophe des chrétiens, se dévoua si complètement à l'instruction des femmes voilées, qu'il alla jusqu'à se mutiler lui-même, suivant ce que rapporte l'Histoire ecclésiastique , pour éloigner tout soupçon qui aurait pu l'empêcher de les instruire et de les exhorter. Saint Jérôme, à la prière de Paule et d'Eustochie, n'a-t-il pas enrichi l'Église d'une quantité considérable de livres divins ? Il avoue lui-même que ce n'est qu'à leur prière qu'il a composé son discours sur l'Assomption de la mère de Dieu, lorsqu'il dit : «Puisque mon amour pour vous ne me permet pas de rien refuser à vos demandes, j'essayerai d'y satisfaire.» Nous savons cependant que plusieurs grands docteurs, aussi grands par leur dignité dans l'Église que par la sainteté de leur vie, lui ont souvent écrit de fort loin pour lui demander quelques lignes, sans pouvoir les obtenir. Saint Augustin dit, dans son second livre des Rétractations : «J'ai adressé au prêtre Jérôme, qui demeurait à Bethléhem, deux livres, l'un sur l'origine de l'âme, l'autre sur ces paroles de l'apôtre saint Jacques : « Celui qui observant la loi tout entière la viole sur un seul point, n'est pas moins coupable que s'il l'avait toute violée.» Je voulais avoir son avis sur ces deux ouvrages; mais je n'ai pas résolu moi-même la question que je lui proposais sur le premier. Dans le second, au contraire, je ne lui cachais pas la solution qui me paraissait raisonnable, mais je lui demandais s'il pensait comme moi sur ce point. Il m'a répondu, en approuvant mes questions, qu'il n'avait pas le temps d'éclaircir mon incertitude. Ce n'est donc qu'après sa mort que j'ai publié ces ouvrages, car tant qu'il a vécu je n'ai pas voulu les faire paraître, pensant toujours qu'il finirait peut-être par satisfaire à ma demande, et que j'aurais l'avantage de publier en même temps sa réponse.»

 

Voilà donc un si grand homme qui attend pendant longtemps de saint Jérôme une simple et courte réponse, et qui ne l'obtient pas, tandis qu'à la prière de ces femmes pieuses, nous savons qu'il a passé les jours et les nuits soit à traduire, soit à dicter plusieurs ouvrages considérables, et témoigné en cela même plus d'égard pour elles que pour un évêque. S'il a soutenu leur vertu avec tant de zèle, s'il n'a voulu la contrister en rien, c'est parce qu'il connaissait la fragilité de leur nature. En effet, l'ardeur de sa charité vis-à-vis des femmes est quelquefois si grande, qu'il paraît souvent passer les bornes de la vérité dans les louanges qu'il leur donne, comme s'il avait éprouvé lui-même ce qu'il dit ailleurs : «La charité n'a point de mesure.»

 

C'est ainsi qu'en commençant la vie de sainte Paule il s'écrie, comme pour captiver l'attention du lecteur : «Quand tous mes membres deviendraient des langues, quand toutes les parties de mon corps pourraient parler le langage des hommes, je ne dirais rien qui fût digne des vertus de la sainte et vénérable Paule.» Cependant ce saint Père a écrit l'histoire de plusieurs solitaires dont la vie n'était qu'un tissu de miracles et de prodiges bien plus étonnants; mais il s'en faut qu'il leur donne les louanges dont il a comblé cette veuve. Il les porte à un tel excès, au commencement de la lettre qu'il écrit à la vierge Démétriade, qu'il semble tomber dans une flatterie immodérée :

 

«De tous les ouvrages, dit‑il, que j'ai composés, depuis ma naissance jusqu'à ce jour, soit de ma main, soit par d'autres qui les écrivaient sous ma dictée, celui que j'entreprends aujourd'hui est le plus difficile, car il s'agit d'écrire à Démétriade, vierge consacrée au Seigneur, qui occupe le premier rang dans Rome et par sa naissance et par ses richesses; et si je veux rendre justice à chacune de ses vertus, je passerai pour un flatteur.»

 

Ce saint homme trouvait sans doute un grand charme à se servir de toutes les ressources de la parole pour soutenir ce sexe faible dans les plus rudes sentiers de la vertu. Ses actions même parlent plus haut que ses écrits; il montra tant d'amour et d'affection pour ces épouses du Seigneur, que la grandeur même de sa sainteté fit une tache à sa réputation; il le dit lui‑même dans sa lettre à Asella, en parlant des faux amis et de ses détracteurs :

 

«Quoique plusieurs me regardent comme un scélérat couvert de crimes, vous faites bien pourtant de croire à la vertu des méchants même, en les jugeant d'après votre âme. Car il est difficile de juger le serviteur d'autrui, et la bouche qui calomnie le juste sera difficilement pardonnée. J'en ai vu qui m'ont baisé les mains, et qui, par derrière, me déchiraient avec une langue de vipère. Ils me plaignaient du bout des lèvres; intérieurement ils se réjouissaient de mon mal. Qu'ils disent s'ils ont trouvé en moi autre chose que ce qui convient à un chrétien ? On ne me reproche que mon sexe, ce qu’on n'aurait pas fait sans le départ de Paule pour Jérusalem.» Ensuite : «Avant que je connusse la maison de sainte Paule, c'était sur mon compte un concert de louanges dans toute la ville. On était unanime à me reconnaître digne du souverain pontificat. Mais du moment que, pénétré du mérite de cette femme, j'ai commencé à la respecter et à lui rendre visite, toutes mes vertus m'ont subitement abandonné.» Et dans la même lettre «Saluez, dit-il, Paule et Eustochie; bon gré, mal gré, elles sont à moi en Jésus-Christ.»

 

Nous voyons que l'indulgente familiarité à laquelle le Seigneur lui-même voulut bien descendre avec la bienheureuse pécheresse, donna de la défiance au pharisien qui l'avait invité, puisqu'il se disait en lui‑même : «Si cet homme était prophète, il saurait bien qui est celle qui le touche, et que c'est une femme de mauvaise vie.» Il n'y a donc rien d'étonnant que, pour gagner de telles âmes, les saints, à l'exemple de Jésus-Christ, n'aient point reculé devant le sacrifice de leur réputation. N'est-ce pas pour éviter des soupçons semblables que le grand Origène eut le courage de faire subir à son corps une cruelle mutilation ?

 

L'instruction et l'encouragement du sexe faible n'ont pas seuls mis en relief la merveilleuse charité des saints Pères à l'égard des femmes; le désir de les consoler leur a souvent fait déployer un inépuisable trésor de zèle, et pour adoucir leurs chagrins, - admirable excès de compassion ! -  ils leur ont quelquefois promis des choses contraires à la foi. Telle est cette assurance que saint Ambroise osa donner aux soeurs de l'empereur Valentinien, que leur frère était sauvé, lui qui n'était que catéchumène lorsqu'il mourut; assurance qui paraît être bien éloignée de la foi catholique et de la vérité de l'Évangile. Mais ces saints docteurs n'ignoraient pas combien la vertu de ce sexe fragile a toujours été chère à Dieu.

 

Nous voyons des vierges sans nombre imiter la chasteté de la mère du Sauveur, afin de pouvoir suivre l'Agneau dans toutes ses voies; mais nous connaissons peu d'hommes qui aient atteint cet état de perfection. Par amour pour la vertu, plusieurs ont porté la main sur elles‑mêmes, pour conserver devant Dieu cette chasteté qu'elles lui avaient consacrée; et leur martyre volontaire, loin d'être repris, leur a mérité l'honneur de la canonisation et la dédicace de plusieurs églises.

 

Si les vierges mariées, avant d'être une seule chair avec leur mari, se décident à embrasser la vie monastique, et à renoncer à l'époux terrestre pour prendre l'époux céleste, la faculté leur en est accordée. Les hommes ne sont pas libres d'en faire autant.

 

Quelques femmes ont porté cet amour de la pureté au point de se revêtir, pour la protéger, des habits de l'autre sexe, malgré la défense de la loi, et de briller au milieu des moines par des vertus si éclatantes, qu'elles ont mérité de devenir abbés. C'est ainsi que sainte Eugénie, avec la pieuse complicité de l'évêque Hélénus, et même par son ordre, prit l'habit d'homme, et, baptisée par lui, fut admise dans un monastère de religieux.

 

Je pense, ma très‑chère soeur en Jésus‑Christ, avoir suffisamment répondu à la première question de votre lettre. Vous connaissez à présent l'autorité de votre ordre, sa dignité, la considération dont il jouit; vous marcherez vers le divin but de votre profession avec ce zèle ardent et ce pas affermi que peut seul donner le sentiment de son excellence. Maintenant je répondrai à la seconde, si Dieu m'en fait la grâce : j'espère l'obtenir par vos mérites et par vos prières.

Adieu.

 

ABAILARD ET HÉLOÏSE. Lettres. Traduites sur les manuscrits de la bibliothèque royale par E. Oddoul, précédées d'un essai historique par M. et Mme Guizot. Deux volumes.
Paris: E. Houdaille, 1839. T.I, 236 p., T.II, 272 p.

 

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