HISTORIA CALAMITATUM MEARUM

 

HISTOIRE DES MALHEURS

D'ABÉLARD ADRESSÉE À UN AMI

 

Souvent l'exemple a plus d'effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après les consolations que j'ai pu t'offrir directement dans notre entretien, je veux, de loin, te mettre sous les yeux, dans une lettre animée des mêmes sentiments, le tableau de mes propres infortunes: j'espère qu'en comparant mes malheurs et les tiens, tu reconnaîtras que tes épreuves ne sont rien ou qu'elles sont peu de chose, et que tu auras moins de peine à les supporter.

Le Lieu de sa naissance .

je suis originaire d'un bourg situé à l'entrée de la Bretagne à huit milles environ de Nantes, vers l'est, et appelé le Pallet. Si je dois à la vertu de ma terre et de ma lignée certaine légèreté d'esprit, j'en reçus en même temps le goût de la culture littéraire. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait quelque teinture des lettres ; et, plus tard, il se prit pour elles d'une telle passion, qu'il voulut que tous ses fils fussent instruits des lettres avant de l'être du métier des armes. Et ainsi fut il réalisé. J'étais son premier né ; plus je lui étais cher à ce titre, plus il s'occupa de mon instruction. Moi, de mon côté, les progrès que je fis dans l'étude m'y attachèrent avec une ardeur croissante, et tel fut bientôt le charme qu'elle exerça sur mon esprit, que, renonçant à l'éclat de la gloire des armes, à ma part d'héritage, à mes privilèges de droit d'aînesse, j'abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve. Préférant à tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j'échangeai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les trophées des batailles aux assauts de la dispute. C'est pourquoi je parcourus les provinces en disputant, me transportant partout où j'entendais dire que l'étude de cet art était en honneur, en véritable émule des péripatéticiens.

La persècution exercée contre lui par son maître Guillaume.

J'arrivai enfin à Paris, où depuis longtemps la dialectique était particulièrement florissante, auprès de Guillaume de Champeaux, qui devint mon maître, alors considéré, à juste titre, comme le premier dans cet enseignement ; mais, bien reçu d'abord, je ne tardai pas à lui devenir incommode, parce que je m'attachais à réfuter certaines de ses idées, et que, ne craignant pas en mainte occasion d'argumenter contre lui, j'avais parfois l'avantage dans la dispute. Cette hardiesse excitait aussi l'indignation de ceux de mes condisciples qui étaient regardés comme les premiers, indignation d'autant plus grande que j'étais le plus jeune et le dernier venu. Tel fut le commencement de la série de mes malheurs, qui durent encore : ma renommée grandissant chaque jour davantage, l'envie des autres s'alluma contre moi.

Enfin, présumant de mon esprit au delà des forces de mon âge, j'osai, tout jeune encore, aspirer à devenir chef d école, et déjà j'avais marqué dans ma pensée le théâtre de mon action : c'était Melun, ville importante alors et résidence royale. Mon maître soupçonna ce dessein et mit sourdement en oeuvre tous les moyens dont a disposait pour reléguer ma chaire plus loin de la sienne, cherchant, avant que je ne quittasse son école, à m'empêcher de former la mienne et à m'enlever le lieu que j'avais choisi. Mais il avait des jaloux parmi les puissants du pays : avec leur concours, j'arrivai à mes fins ; la manifestation de son envie me valut même nombre de sympathies.

Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle, que la renommée de mes condisciples, celle de Guillaume lui même, peu à peu resserrée, en fut comme étouffée. Le succès augmentant ma confiance, je m'empressai de transporter mon école à Corbeil ville voisine de Paris, afin de pouvoir plus à l'aise multiplier les assauts. Mais peu après, atteint d'une maladie de langueur causée par un excès de travail, je dus retourner dans mon pays natal; et pendant quelque temps tenu éloigné de France, j'étais ardemment regretté par tous ceux que tourmentait le goût de la dialectique. Quelques années s'étaient écoulées, depuis longtemps déjà j'étais rétabli, quand mon illustre maître, Guillaume, archidiacre de Paris, changea d'état pour entrer dans l'ordre des clercs réguliers, avec la pensée, disait on, que paraître plus religieux le mènerait dans la voie des dignités ; ce qui ne tarda pas, en effet, à se produire : il fut fait évêque de Châlons. Ce changement d'état toutefois ne lui fit abandonner ni le séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère même où il était entré en religion, il rouvrit aussitôt un cours public d'enseignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres luttes de controverses, j'arrivai, par l'argument le plus irréfutable, à lui faire changer, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur la communauté des universaux, sa doctrine consistait à affirmer l'identité parfaite de l'essence dans tous les individus de même genre, en telle sorte que, selon lui, il n'y avait point différence dans l'essence, mais seulement dans l'infinie variété des accidents. Il en vint alors à amender cette doctrine, c'est à dire qu'il affirmait, non plus l'identité de l'essence, mais son indifférence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans son Isagoge, n'osait prendre sur lui de la trancher et disait : "C'est là un point très profond", Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d'y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu'on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux.

Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d'autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand maître et mes adversaires les plus violents l'abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui même vint m'offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, au nombre de mes auditeurs, dans l'enceinte où avait jadis brillé d'un si vif éclat son maître et le mien.

Au bout de peu de temps, je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d'envie desséchait Guillaume, quel levain d'amertume fermentait dans son coeur, il ne serait point facile de le dire, Il ne put pas longtemps contenir les bouillonnements de son ressentiment ; il chercha encore une fois à m'écarter par la ruse. N'ayant point de motif pour me faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m'avait cédé sa chaire, et en mit un autre à sa place pour me tenir en échec. Alors, revenant moi même à Melun, je rétablis mon école, et plus les coups dont l'envie me poursuivait étaient ouverts, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poète : "La grandeur est en butte à l'envie ; c'est contre les cimes élevées que se déchaînent les vents."

Peu de temps après, sentant que son entrée en religion était suspecte à la plupart de ses disciples et qu'on murmurait tout haut au sujet de sa conversion qui ne lui avait pas fait quitter Paris, il se transporta, lui, sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt je revins de Melun à Paris, avec l'espérance qu'il me laisserait la paix. Mais puisqu'il avait fait occuper ma place par un rival, comme je l'ai dit, j'allai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte Geneviève, comme pour faire le siège de celui qui occupait ma place. À cette nouvelle, Guillaume, perdant toute pudeur, revint incontinent à Paris, ramenant ce qu'il pouvait avoir encore de disciples et sa petite confrérie dans son ancien cloître, comme pour délivrer le lieutenant qu'il y avait laissé. Mais, en voulant le servir, il le perdit. En effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscien qui lui avaient valu quelque réputation, Notre maître à peine de retour, il les perdit tous, dut renoncer à tenir école, et peu après, désespérant de la gloire de ce monde, il se convertit, lui aussi, à la vie monastique. Quelles furent les disputes que mes élèves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après son retour à Paris, quels succès la fortune nous donna dans ces rencontres, quelle part il m'en revint, vous le savez depuis longtemps par les faits mêmes. Ce que je puis dire avec un sentiment plus modeste qu'Ajax, mais avec audace, c'est que, "si vous demandez quelle a été l'issue de ce combat, je n'ai point été vaincu par mon ennemi". je voudrais n'en rien dire, que les faits parleraient d'eux mêmes, et leur issue le manifesterait.

Sur ces entrefaites, Lucie, ma tendre mère, me pressa de revenir en Bretagne. Bérenger, mon père, avait pris l'habit monastique; elle se préparait à faire de même. La cérémonie accomplie, je revins en France, particulièrement dans l'intention d'étudier la science sacrée. Guillaume, qui l'enseignait depuis quelque temps, avait commencé a s'y faire un nom dans son évêché de ChâIons : il avait reçu les leçons d'Anselme de Laon, le maître le plus autorisé de ce temps.

A Laon, auprès du maître Anselme.

J'allai donc entendre ce vénérable vieillard. C'était à la routine, il est vrai, plutôt qu'à l'intelligence et à la mémoire qu'il devait sa réputation. Allait on frapper à sa porte et le consulter sur une question douteuse, on en revenait avec plus de doutes. Admirable aux yeux d'un auditoire, dans une entrevue de consultation il était nul. Il avait une merveilleuse facilité de parole, mais le fond était sans valeur et manquait de sens. Lorsqu'il allumait un feu, il remplissait la maison de fumée, mais ne l'éclairait pas. C'était un arbre tout en feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant : de près, et quand on l'examinait avec attention, on le trouvait stérile. je m'en étais approché pour recueillir du fruit ; je reconnus que c'était le figuier maudit par le Seigneur, ou le vieux chêne auquel Lucain compare Pompée dans ces vers : "Ce n'est plus que l'ombre d'un grand nom : tel le chêne altier dans une campagne féconde."

La chose reconnue, je ne demeurai pas longtemps oisif sous son ombre. je me montrai de moins en moins assidu à ses leçons. Quelques uns de ses disciples les plus distingués en étaient blessés, comme d'une marque de mépris pour un tel docteur. L'excitant donc sourdement contre moi, ils parvinrent, par leurs suggestions perfides, à l'émouvoir de jalousie. Un jour, après une séance de controverse, nous devisions familièrement entre camarades : l'un d'eux, m'ayant demandé, pour me mettre à l'épreuve, ce que je pensais de la lecture des livres saints, moi qui n'avais encore étudié que la philosophie, je répondis que c'était la plus salutaire des lectures, puisqu'elle nous éclairait sur le salut de notre âme, mais que j'étais extrêmement étonné que des gens instruits ne se contentassent point, pour expliquer la Bible, du texte même et de la glose, et qu'il leur fallût un commentaire. Cette réponse fut accueillie par un rire presque général. On me demanda si je me sentais la force et la hardiesse d'entreprendre une pareille tâche. je répondis que j'étais prêt à en faire l'épreuve, si l'on voulait. Se récriant alors, et riant de plus belle : " Assurément, dirent ils, nous y consentons de grand coeur. Eh bien ! repris je, qu'on cherche et qu'on me donne un texte peu connu avec une seule glose, et je soutiendrai le défi. "

D'un commun accord, ils choisirent une obscure prophétie d'Ézéchiel. Je pris le texte, et je les invitai à venir, dès le lendemain', entendre mon commentaire. Me prodiguant alors des conseils que je ne voulais pas entendre, ils m'engageaient à ne point précipiter une telle épreuve et, vu mon inexpérience, à prendre plus de temps pour trouver et arrêter ma présentation. Piqué au vif, je répondis que j'avais l'habitude de compter non sur le temps, mais sur mon intelligence; j'ajoutai que je renonçais à l'épreuve, s'ils ne venaient m'entendre sans autre délai. Ma première leçon réunit, il est vrai, peu de monde : il paraissait ridicule à tous de me voir si vite aborder cet exercice, comme si j'étais particulièrement instruit des livres saints. Cependant, tous ceux qui m'entendirent furent tellement ravis de cette séance, qu'ils en firent un éloge éclatant, et m'engagèrent à donner suite à mon commentaire suivant la même méthode. La chose ébruitée, ceux qui n'avaient pas assisté à la première leçon s'empressèrent à la seconde et à la troisième, tous transcrivant les gloses et particulièrement jaloux de retrouver ce que j'avais dit au début de ce cours.

La persécution d'Anselme à son égard

Ce succès alluma l'envie du vieil Anselme. Déjà aiguillonné contre moi, comme je l'ai dit, par certaines instigations malveillantes, il commença à me persécuter pour mes leçons théologiques, comme autrefois Guillaume pour la philosophie. Il y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour avoir la prééminence sur tous les autres. C'étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. Ils étaient d'autant plus animés contre moi qu'ils avaient d'eux mêmes une plus haute idée. L'esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j'en eus plus tard la preuve, le vieillard m'interdit brutalement de continuer dans le lieu de son enseignement le commentaire que j'avais commencé, sous le prétexte que les erreurs que je pourrais commettre, dans mon inexpérience de la matière, seraient mises à sa charge.

La nouvelle de cette interdiction répandue dans 1'école, l'indignation fut grande : jamais l'envie n'avait si ouvertement manifesté ses coups. Mais plus l'attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécutions ne firent qu'accroître ma renommée.

Le nouvel épanouissement parisien

Je revins donc quelques jours après à Paris ; je repris possession des écoles qui m'étaient offertes, auxquelles j'étais appelé depuis si longtemps, et dont j'avais été expulsé : je les occupai tranquillement pendant quelques années. Dès l'ouverture des cours, reprenant les textes d'Ézéchiel dont j'avais commencé l'explication à Laon, je pris à tâche d'en terminer l'étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n'avait été autrefois celui du philosophe. L'enthousiasme multipliait le nombre des auditeurs de mes deux cours ; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, tu le sais : la renommée n'a pas pu te le cacher. Mais la prospérité enfle toujours les sots ; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l'âme et en brise facilement les ressorts par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus aucune attaque à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions; et plus j'avançais dans la voie de la philosophie et de la théologie, plus je m'éloignais, par l'impureté de mes moeurs, des philosophes et des saints. Car il est certain que les philosophes ne pouvant être encore saints, je veux dire ne pouvant appliquer leur coeur aux préceptes de l'Écriture, ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté. J'étais donc dévoré par la fièvre de l'orgueil et de la luxure ; la grâce divine vint me guérir malgré moi de ces deux maladies ; de la luxure d'abord, puis de l'orgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la satisfaire ; de l'orgueil de la science des lettres, suivant cette parole de l'apôtre : "La science enfle le coeur ", en m'humiliant par la condamnation au feu du livre fameux dont je tirais particulièrement vanité. je veux t'initier à cette double histoire ; je veux que tu la connaisses non par les rumeurs, mais par l'exposition même des faits ; je suivrai l'ordre des événements.

J'avais de l'aversion pour les commerces impurs des prostituées ; la préparation laborieuse de mes leçons ne me permettait guère de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j'étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen séduisant pour me faire tomber du faîte de ces hauteurs, et ramener, par l'humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le coeur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.

Amoureux d'Héloïse, il en retira une blessure de l'esprit et une blessure du corps.

Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile. J'avais une telle renommée, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je pensais n'avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j'honorasse de mon amour. Je me persuadai d'ailleurs que la jeune fille répondrait à mes désirs d'autant plus volontiers, qu'elle était instruite et avait le goût de l'instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l'un à l'autre par un échange de lettres et écrire des choses plus hardies que dans nos entretiens ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.

Tout enflammé de passion pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui la familiariseraient avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques uns de ses amis ; ils l'engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguai pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études et m'étaient trop onéreux. Fulbert aimait l'argent et il était très soucieux de faire toujours progresser sa nièce dans la connaissance des lettres. En flattant ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, et j'arrivai à ce que je souhaitais : il se jeta sur l'argent et crut que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes voeux sur ce point au delà de toute espérance, et servant lui même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait,l'école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à châtier sévèrement, était-ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût ce contre mon gré, l'occasion de triompher par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon d'infamie : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.

Que dire de plus ? Nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le coeur. Sous prétexte d'étudier, nous étions donc tout entiers à l'amour ; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses voeux, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu'à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l'amour, plus souvent qu'ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. Que vous dirais je ? dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ardeur : nous ne pouvions nous en lasser.

Cependant, à mesure que la passion du plaisir m'envahissait, je pouvais de moins en moins vaquer à la philosophie et prendre soin de mon enseignement. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l'amour, mes journées au travail. je ne faisais plus mes leçons qu'avec indifférence et tiédeur; je ne parlais plus d'inspiration, je produisais tout de mémoire : je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques pièces de vers, c'était l'amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés fréquemment par ceux qui connaissent le bonheur d'une vie semblable.

Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes élèves, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis je ? du trouble de mon esprit, on peut à peine s'en faire une idée.

Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui à la honte duquel elle tournait, je veux dire surtout à l'oncle de la jeune fille. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n'avait pu le croire, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux qu'on aime, et, dans un coeur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que le bienheureux Jérôme écrit dans sa lettre à Castricien : " Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà les voisins en ricanent." Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva. Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi !. De quel coeur brisé fus je affligé de l'affliction de la jeune fille ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur! Nous gémissions chacun, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre ; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos coeurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s'en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d'autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire, Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma soeur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.

Cette fuite rendit Fulbert comme fou; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa honte, pour en concevoir une idée, Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me mettre en prison était chose impossible: je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, tout ce qu'il croirait pouvoir faire.

Enfin, touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi même de la tromperie que lui avait faite mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il lui plairait d'exiger; je protestai que ce que j'avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l'amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu'il avait pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m'engagea sa foi et celle des siens, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C'était pour me mieux trahir.

 Les exhortations de la jeune femme pour le détourner du mariage.

J'allai aussitôt en Bretagne, afin d'en ramener mon amie et d'en faire ma femme, Mais elle n'approuva pas le parti que j'avais pris; bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le danger d'abord, puis le déshonneur auquel j'allais m'exposer. Elle jurait qu'aucune satisfaction n'apaiserait son oncle; et la suite le prouva. Elle demandait quelle gloire on pouvait tirer d'un mariage qui ruinerait ma gloire et l'humilierait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait il pas en droit d'exiger d'elle, si elle lui enlevait une si grande lumière ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l'Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Quel acte indécent et lamentable, moi que la nature avait créé pour tous, de m'asservir à une seule femme et de me soumettre à une si grande honte ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi, Elle me représentait à la fois l'infamie et les difficultés du mariage, difficultés que l'apôtre nous exhorte à éviter quand il dit : "Es tu libre d'épouse ? Ne cherche point d'épouse, se marier, pour l'homme, n'est point pécher; ce n'est point pécher non plus pour une vierge. Cependant ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner." Et encore : "Je veux que vous soyez sans inquiétude." Si je ne me rendais ni au conseil de l'apôtre, ni aux exhortations des saints sur le poids du joug conjugal, je devais au moins, disait elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit, à ce sujet, soit par eux soit pour eux. C'est ce que font souvent les saints pour nous avertir avec zèle. Ainsi, Jérôme Contre Jovinien, livre 14 rappelle que Théophraste, après avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne lui même ces conseils de la philosophie par cette observation : "Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu par l'argumentation de Théophraste ? " Dans le même livre, continuait elle, Cicéron, sollicité par Hircius d'épouser sa soeur après la répudiation de Terentia, s'y refusa formellement, disant qu'il ne pouvait donner à égalité ses soins à une femme et à la philosophie. Il ne dit pas "donner ses soins", mais il ajoute "à égalité", ne voulant rien faire qui pût l'occuper autant que l'étude de la philosophie.

Mais ne parlons pas, poursuivait elle, des entraves qu'une femme apporterait à tes études de philosophie, et songe à la situation que te donnerait une alliance légitime. Quel rapport peut il y avoir entre les travaux de l'école et le train d'une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est il un homme qui, livré aux méditations de l'Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d'un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l'endort, le va et vient du service, hommes et femmes de la maison, les odeurs incessantes et la malpropreté de l'enfance. Les riches le font bien, diras tu : oui, sans doute, parce qu'ils ont dans leurs palais ou dans leurs vastes demeures des appartements réservés, parce que leur opulence ne regarde pas à la dépense et n'est pas tourmentée par les soucis de chaque jour. Mais la condition des philosophes n'est pas la même que celle des riches, et ceux qui cherchent la fortune ou dont la vie appartient aux choses de ce monde ne se livrent guère à l'étude de l'Écriture ou de la philosophie. Aussi voyons nous les philosophes célèbres du temps passé, pleins de mépris pour le monde, quittant, voire fuyant le siècle, s'interdire toute espèce de plaisir et ne se reposer que dans les bras de la philosophie. C'est ainsi que l'un d'eux, le grand Sénèque, dit dans ses lettres à Lucilius : "Ce n'est pas dans ses moments perdus qu'il convient de se livrer à la philosophie : il faut tout négliger pour s'y livrer sans partage; on ne lui donnera jamais assez de temps. La laisser de côté pour un moment, c'est presque même chose que d'y renoncer. Toute interruption en fait perdre le fruit. Il faut donc résister aux occupations, et, loin de les mener à bien, les écarter loin de soi." Ce que les moines véritablement dignes de ce nom acceptent chez nous en vue de l'amour de Dieu, tous les philosophes distingués l'ont pratiqué par amour de la philosophie. Chez tous les peuples, en effet, gentils, juifs ou chrétiens, il s'est de tout temps rencontré des hommes s'élevant au dessus des autres par la foi ou par la sévérité des moeurs, et su séparant de la foule par une continence ou par une austérité singulières. Tels furent, dans l'antiquité, chez les juifs, les Nazaréens qui se consacraient au service du Seigneur suivant la loi, et les fils des prophètes, sectateurs d'Élie et d'Élisée que l'Ancien Testament, d'accord avec le témoignage du bienheureux Jérôme, nous représente comme des moines. Telles, plus tard, ces trois sectes de philosophie que Josèphe, dans son dix huitième livre des Antiquités, distingue sous le nom de Pharisiens, de Saducéens et d'Esséens. Tels, chez nous, les moines qui vivent en commun, suivant l'exemple des apôtres, ou qui prennent pour modèle la vie solitaire et primitive de Jean. Tels enfin, chez les Gentils, les philosophes ; car c'est moins à l'intelligence de la science qu'à l'austérité de la conduite que ce nom de sagesse ou de philosophie était attribué, ainsi que nous l'apprennent l'étymologie du mot et le témoignage des saints, comme le dit le bienheureux Augustin dans ce passage du huitième livre de la Cité de Dieu où il établit la distinction des philosophes : "L'école italique eut pour fondateur Pythagore de Samos qui passe pour avoir donné son nom à la philosophie elle même : avant lui, on appelait sages les hommes qui semblaient l'emporter sur les autres par un genre de vie digne d'éloge ; mais interrogé un jour sur sa profession, il répondit qu'il était philosophe, c'est à dire désireux d'étudier et d'aimer la sagesse, trouvant qu'on ne pouvait sans orgueil faire profession d'être sage." Cette expression : "ceux qui semblaient l'emporter sur les autres par un genre de vie digne d'éloge" indique clairement que les sages chez les Gentils, c'est à dire les philosophes, devaient ce nom à leur conduite plutôt qu'à leur savoir. Quant à la sagesse de leur conduite, je ne chercherai pas à en rassembler les preuves je ne veux pas avoir l'air de faire la leçon à Minerve. Mais si les laïques et les Gentils ont ainsi vécu, sans être astreints à aucune espèce de voeux religieux, toi qui es clerc et revêtu du canonicat, iras tu préférer des voluptés honteuses à ton ministère sacré, te précipiter dans ce gouffre de Charybde, te plonger, bravant toute honte, dans ces obscénités ? Si tu ne tiens compte des devoirs du clerc, songe au moins à sauvegarder la dignité du philosophe. Si tu foules aux pieds le respect de Dieu, que le sentiment de l'honneur du moins mette un frein à ton impudeur. Rappelle toi que Socrate a été marié et par quelle triste peine il expia cette tache imprimée à la philosophie, comme pour que son exemple servît à rendre les hommes plus prudents. Ce trait n'a pas échappé à Jérôme qui, dans son premier livre contre Jovinien, écrit au sujet même de Socrate : "Un jour ayant voulu tenir tête à l'orage d'injures que Xantippe faisait tomber sur lui d'un étage supérieur, il fut arrosé d'eau sale : "je savais bien", dit il pour toute réponse, en s'essuyant la tête, "que ce tonnerre amènerait de la pluie". Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dangereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d'amie, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d'épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m'enchaîner par les liens du mariage ; et elle ajoutait que nos séparations momentanées rendraient les instants de réunion d'autant plus doux qu'ils seraient plus rares. Puis, voyant que ces efforts pour me convaincre et me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n'osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : "C'est la seule chose qui nous reste à faire, si nous voulons nous perdre tous deux, et nous préparer un chagrin égal à notre amour." Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l'esprit de prophétie.

Nous confions donc à ma soeur notre jeune enfant, et nous revenons secrètement à Paris, Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l'aube du matin, en présence de l'oncle d'Héloïse et de plusieurs de nos amis et des siens, nous fûmes unis par la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retirâmes secrètement chacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vîmes plus qu'à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le plus possible notre union cachée.

Mais son oncle et sa famille, pour se venger de l'affront qu'ils avaient reçu, se mirent à divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée, Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n'était plus faux. Fulbert, exaspéré, l'accablait de mauvais traitements.

Informé de cette situation, je l'envoyai à une abbaye de moniales voisine de Paris et appelée Argenteuil, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et je lui fis faire et prendre, à l'exception du voile, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. À cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensèrent que je m'étais joué d'eux et que j'avais mis Héloïse au couvent pour m'en débarrasser. Outrés d'indignation, ils s'entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu par eux, les ayant introduits, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les parties du corps avec lesquelles j'avais commis ce dont is se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d'entre eux qu'on put arrêter furent énucléés et châtrés. L'un d'eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.

La plaie du corps

Le matin venu, la ville entière était rassemblée autour de moi. Dire l'étonnement et la stupeur générale, les lamentations auxquelles on se livrait, les cris, les gémissements dont on me fatiguait, dont on me torturait, serait chose difficile, impossible. Les clercs surtout, et plus particulièrement mes élèves, me martyrisaient par leurs lamentations et leurs gémissements intolérables. Je souffrais de leur compassion plus que de ma blessure ; je sentais ma honte plus que ma mutilation ; j'étais plus accablé par la confusion que par la douleur. Mille pensées se présentaient à mon esprit : de quelle gloire je jouissais encore naguère; avec quelle facilité elle avait été, en un moment, abaissée, détruite ! Combien était juste le jugement de Dieu qui me frappait dans la partie de mon corps qui avait péché ! Combien étaient légitimes les représailles de Fulbert qui m'avait rendu trahison pour trahison ! Quelle exaltation, chez mes ennemis, à la vue de cette si manifeste équité ! Quelle peine inconsolable ma plaie porterait dans l'âme de mes parents et de mes amis ! Avec quel essor l'histoire de ce déshonneur sans précédent allait se répandre dans le monde entier ! Où passer maintenant ? Avec quelle contenance me produire en public ? J'allais être montré au doigt par tout le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous un monstrueux spectacle. Ce qui contribuait encore à m'atterrer, c'était la pensée que, selon la lettre meurtrière de la loi, les eunuques sont en telle abomination devant Dieu, que les hommes réduits à cet état par amputation ou l'écrasement des testicules sont repoussés du seuil de l'Église comme fétides et immondes, et que les animaux eux mêmes, lorsqu'ils sont ainsi mutilés, sont rejetés du sacrifice. Au Livre des Nombres, chapitre LXXIV : " Tout animal dont les testicules ont été froissés, écrasés, coupés ou enlevés, ne sera pas offert au Seigneur ", dit le Lévitique; et dans le Deutéronome, chapitre M 2 : "L'eunuque, dont les testicules auront été écrasés ou amputés, n'entrera point dans l'assemblée de Dieu." Dans cet état d'abattement et de confusion, ce fut, je l'avoue, un sentiment de honte plutôt que le voeu de changer de vie qui me poussa vers l'ombre d'un cloître, Héloïse suivant mes ordres avec abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère.

Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l'habit religieux, moi dans l'abbaye de Saint Denis, elle, dans le couvent d'Argenteuil dont j'ai parlé plus haut. On voulait, je m'en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s'apitoyait sur son sort; elle ne répondit qu'en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots la plainte de Cornélie :

 

Ô le sublime époux !

Si peu digne d'être contraint à ma couche

Mon destin avait il ce droit sur pareille tête ?

Pourquoi, impie que je suis, t'ai je épousé,

Si c'est pour ton malheur ?

Reçois mon châtiment en expiation :

Je veux m'en acquitter avec abnégation.

 

C'est en prononçant ces mots qu'elle s'avança vers l'autel, reçut des mains de J'évêque le voile béni et prononça publiquement le serment de la profession monastique.

A peine étais je convalescent de ma blessure, qu'accourant en foule, les clercs commencèrent à fatiguer notre abbé, à me fatiguer moi même de leurs prières : ils voulaient que ce que j'avais fait jusque là par amour de l'argent ou de la gloire, je le fisse maintenant pour l'amour de Dieu; ils disaient que le talent dont le Seigneur m'avait doté, il m'en demanderait compte avec usure, que je ne m'étais guère encore occupé que des riches, que je devais me consacrer maintenant à l'éducation des pauvres ; que je ne pouvais méconnaître, que si la main de Dieu m'avait touché, c'était afin qu'affranchi des séductions de la chair et de la vie tumultueuse du siècle, je pusse me livrer à l'étude des lettres, et de philosophe du monde devenir le vrai philosophe de Dieu. Or l'abbaye où je m'étais retiré était livrée à tous les désordres de la vie mondaine. L'abbé lui même tenait le premier rang entre tous, moins par son titre que par la dissolution et l'infamie notoire de ses moeurs. Je m'étais plus d'une fois élevé contre ces scandaleuses obscénités tantôt en particulier, tantôt en public, et je m'étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous ; si bien que, heureux des instances journellement répétées de mes disciples, ils profitèrent de l'occasion pour m'écarter. Presse par les sollicitations incessantes des écoliers, et cédant à l'intervention de l'abbé et des frères, je me retirai dans un prieuré, pour reprendre mes habitudes d'enseignement ; et telle fut l'affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Là, conformément à ma profession religieuse, je me livrai particulièrement à l'enseignement de la théologie; toutefois je ne répudiai pas entièrement l'étude des arts séculiers dont j'avais plus particulièrement l'habitude et qu'on attendait spécialement de moi ; j'en fis comme un hameçon pour attirer ceux que la saveur de la philosophie avait appâtés à l'étude de la vraie philosophie, selon la méthode attribuée par l'Histoire ecclésiastique au plus grand des philosophes chrétiens, Origène. Et comme le Seigneur semblait ne m'avoir pas moins favorisé pour l'intelligence des Saintes Écritures que pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs, attirés par les deux cours, ne tarda pas à s'accroître, tandis que l'auditoire des autres se dépeuplait : ce qui excita contre moi l'envie et l'inimitié des maîtres. Tous travaillaient à me dénigrer; mais deux surtout profitaient de mon éloignement pour m'opposer que rien n'était plus contraire au but de la profession monastique que de s'arrêter à l'étude des livres profanes, et qu'il y avait présomption, de ma part, à monter dans une chaire de théologie sans avoir eu de maître. Ce qu'ils voulaient, c'était me faire interdire l'exercice de tout enseignement, et ils y poussaient sans relâche les évêques, les archevêques, les abbés, en un mot, toutes les personnes ayant nom dans la hiérarchie ecclésiastique.

Son livre de théologie et la persécution qu'il du subir de ses confrères.

Or il arriva que je m'attachai d'abord à discuter le principe fondamental de notre foi par des analogies, et que je composai un traité sur l'unité et la trinité divine à l'usage de mes élèves, qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains et philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations plutôt que des discours. Ils disaient, en effet, qu'ils n'avaient pas besoin de vaines paroles, qu'on ne peut croire que ce que l'on a compris, et qu'il est ridicule de prêcher aux autres ce qu'on ne comprend pas soi même plus que ceux auxquels on s'adresse; que le Seigneur lui même condamne les aveugles qui conduisent les aveugles.

On vit ce traité, on le lut, et généralement on en fut content, parce qu'il semblait répondre à tous les points du sujet, Et ces points paraissant d'une difficulté transcendante, plus on en reconnaissait la gravité, plus on en admirait la subtilité de la solution. Mes rivaux furieux assemblèrent contre moi un concile. À leur tête étaient particulièrement deux meneurs d'autrefois, Albéric et Lotulphe qui, depuis la mort de nos maîtres communs, Guillaume et Anselme, avaient la prétention de régner seuls et de se porter leurs héritiers.

Ils tenaient tous deux école à Reims ; par leurs suggestions réitérées, ils déterminèrent leur archevêque Raoul à appeler Conon, évêque de Préneste qui remplissait alors en France la mission de légat, à réunir une sorte d'assemblée, sous le nom de concile, dans la Ville de Soissons et à m'inviter à leur apporter ce fameux ouvrage que j'avais composé sur la Trinité Ainsi fut il fait. Et mes deux rivaux m'avaient tellement calomnié dans le clergé et dans le peuple, qu'il s'en fallut de peu qu'à mon arrivée à Soissons, la foule ne me lapidât, moi et les quelques disciples qui m'accompagnaient, sous le prétexte que j'enseignais et que j'avais écrit qu'il y avait trois Dieux. C'était ce qu'on leur avait persuadé. Dès mon arrivée dans la ville, j'allai trouver le légat, je lui remis mon livre, l'abandonnant à son examen et à son jugement, et me déclarant prêt, soit à amender ma doctrine, soit à faire réparation, si j'avais rien écrit ou dit qui s'écartât des principes de la foi catholique. Le légat m'enjoignit aussitôt de porter le livre à l'archevêque et à mes deux rivaux, me renvoyant au jugement de ceux qui m'accusaient; en sorte que la parole divine fut ainsi accomplie envers moi : "et nos ennemis sont nos juges."

Ceux ci, après avoir feuilleté et scruté le livre en tous sens, n'y trouvant rien qu'ils osassent produire contre moi à l'audience, ajournèrent à la fin du concile cette condamnation à laquelle ils aspiraient. Pour moi, j'avais employé tous les jours qui avaient précédé le concile à établir publiquement les bases de la foi catholique dans le sens de mes écrits, et tous mes auditeurs exaltaient avec une admiration sans réserve mes commentaires et leur esprit. Le peuple et le clergé, témoins de ce spectacle commencèrent à se dire : "Voici maintenant qu'il parle ouvertement, et que personne ne le contredit, et le concile qu'on nous disait réuni principalement contre lui touche à sa fin : est-ce que les juges auraient reconnu que l'erreur est plutôt de leur côté que du sien ? " Et ce langage excitait chaque jour davantage la fureur de mes rivaux.

Un jour, Albéric, dans l'intention de me tendre un piège, vint me trouver avec quelques uns de ses disciples. Après quelques mots aimables, il me dit qu'il avait remarqué dans mon livre un passage qui l'avait étonné : "Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu n'étant qu'un, comment pouvais je nier que Dieu se fût engendré lui-même ? Si tu veux, répondis je aussitôt, c'est une thèse que je vais démontrer rationnellement. En telle matière, répondit il, nous ne tenons point compte de la raison humaine et de notre sentiment : nous ne reconnaissons que les paroles de l'autorité. Eh bien, lui dis je, tourne le feuillet et tu trouveras l'autorité." Nous avions justement sous la main le livre, qu'il avait pris avec lui, je me reportai au passage que je connaissais et qui lui avait échappé ou qu'il n'avait pas voulu voir, parce qu'il ne cherchait dans mon livre que ce qui pouvait me nuire. Et la volonté de Dieu fit que je trouvai aussitôt ce que je voulais. C'était la citation d'Augustin sur la Trinité, livre 1er : "Celui qui suppose à Dieu la puissance de s'être engendré lui même se trompe d'autant plus que ce n'est pis à l'égard de Dieu seulement qu'il n'en est pas ainsi, mais à égard de toute créature spirituelle ou corporelle : il n'y a absolument rien, en effet, qui s'engendre soi même."

A la lecture de cette citation, les disciples d'Albéric, qui étaient là, rougirent de stupéfaction. Quant à lui, cherchant à se retrancher de son mieux : " Le tout, dit-il, est de bien comprendre. Mais, répliquai je, cela n'est point une opinion nouvelle, et pour le moment, au surplus, il importe peu, puisque ce sont des paroles que tu demandes, et non un sens. " J'ajoutai que, s'il voulait établir un sens et en appeler à la raison, j'étais prêt à raisonner et à lui démontrer par ses propres paroles qu'il était tombé dans l'hérésie de ceux qui prétendent que le père est à lui même son propre fils. A ces mots, comme fou de fureur, il s'emporta en menaces, s'écriant que ni mes raisonnements ni mes autorités ne me sauveraient. Et là dessus il se retira. Le dernier jour du concile, avant l'ouverture de la séance, le légat et l'archevêque eurent avec mes rivaux et quelques autres personnes un long entretien, pour savoir ce qu'on déciderait de moi et de mon livre, qui avait été l'objet principal de la convocation. Et comme ni mes paroles ni l'écrit qu'ils avaient sous les yeux ne leur fournissaient matière à incrimination, il y eut un moment de silence, et mes détracteurs étaient déjà moins hardis, lorsque Geoffroy, évêque de Chartres, qui, par sa réputation de sainteté comme par l'importance de son siège, avait la prééminence sur les autres évêques, prit la parole en ces termes : "Vous savez tous, messeigneurs ici présents, que le savoir universel de cet homme et sa supériorité dans toutes les études auxquelles il s'est attaché lui ont fait de nombreux et fidèles partisans ; qu'il a, plus que qui que ce soit, étouffé la renommée de ses maîtres et des nôtres, et que sa vigne, si je puis m'exprimer ainsi, a étendu ses rameaux d'une mer à l'autre. Si vous faites peser sur lui le poids d'une condamnation sans l'avoir entendu, ce que je ne pense pas, sa condamnation, fût-elle juste blessera bien des gens, et il s'en trouvera plus d'un qui voudra prendre sa défense, surtout quand nous ne voyons, dans l'écrit incriminé, rien qui ressemble à une attaque ouverte. On dira, selon le mot de Jérôme : "La force qui se montre attire les jaloux, de même que les hautes cimes appellent la foudre". Craignez donc que des procédés violents contre cet homme n'aient d'autre résultat que d'accroître sa renommée, et que, par suite de la malveillance publique, l'accusation ne fasse plus de tort aux juges que la sentence à l'accusé. Car un faux bruit est vite étouffé, dit le même docteur, et la seconde période de la vie prononce sur la première." Mais si vous voulez procéder canoniquement contre lui, que son enseignement ou que son livre soient produits en pleine assemblée, qu'on l'interroge et qu'il lui soit permis de répondre librement, en sorte que confondu, il en vienne à confesser sa faute, ou bien qu il soit réduit au silence, suivant le mot du bienheureux Nicodème qui, voulant sauver le Seigneur, disait : "Depuis quand notre loi juge t elle un homme sans l'avoir entendu, et sans qu'on ait vérifié ce qu'il a fait? " À ces mots, mes rivaux murmurent et s'écrient : "Ô le sage conseil de vouloir nous faire engager la lutte contre le verbiage d'un homme dont les arguments et les sophismes triompheraient du monde entier." Certes il était plus difficile d'engager la lutte avec Jésus lui même, et cependant Nicodème invitait les juges à l'entendre, suivant les règles de la loi. Geoffroy, ne pouvant les amener à sa proposition, essaie d'un autre moyen pour mettre un frein à leur haine ; il déclare que, dans une matière d'une telle gravité, le petit nombre des personnes présentes ne peut suffire, et que la question réclame un examen plus étendu : son avis est donc que mon abbé, qui siégeait, me ramène dans mon abbaye, c'est à dire au monastère de Saint Denis; là, on convoquerait un plus grand nombre de docteurs éclairés qui, après mûr examen, statueraient sur le parti à prendre. Le légat approuva cette dernière motion, et après lui tout le monde. Quelques instants après, il se leva pour aller célébrer la messe avant d'entrer au concile, et il me fit transmettre par l'évêque Geoffroy l'autorisation qui m'était accordée de revenir au monastère pour y attendre le résultat de la mesure arrêtée. Alors mes ennemis, réfléchissant que tout était perdu, si l'affaire se passait hors de leur diocèse, c'est à dire en un lieu où ils n'auraient plus droit de siéger et peu confiants dans la justice, persuadèrent à l'archevêque que ce serait pour lui une grande honte que la cause fût déférée à un autre tribunal, et qu'il y aurait péril à me laisser échapper ainsi. Et aussitôt, courant trouver le légat, ils le firent changer d'avis et l'amenèrent malgré lui à condamner, sans examen, mon livre, à le brûler immédiatement sous les yeux du public et à prononcer contre moi même la réclusion perpétuelle dans un monastère étranger. Ils disaient que, pour justifier la condamnation de mon livre, ce devait être assez que j'eusse osé le lire publiquement et le donner à copier à plusieurs personnes sans avoir obtenu la permission du Pape ni celle de l'Église, et qu'il serait éminemment utile à la foi qu'un exemple prévint pour l'avenir une telle présomption. Le légat n'était pas aussi instruit qu'il aurait dû l'être; en toute chose, il se laissait guider par l'archevêque, comme l'archevêque par eux. Pressentant le résultat de ces intrigues, l'évêque de Chartres (1) m'en avertit, m'engageant vivement à ne répondre à une violence évidente que par un redoublement de douceur. Cette violence si manifeste, disait il, ne pouvait que tourner contre eux et revenir à mon avantage ; quant à la réclusion dans un monastère, il n'y avait pas à s'en effrayer, sachant que le légat, qui n'agissait que par contrainte ne manquerait pas, aussitôt après son départ, de me rendre ma pleine liberté. C'est ainsi que, mêlant ses larmes aux miennes, il me consola de son mieux.

La mise au feu de son livre

Appelé au concile. je m'y rendis sur le champ ; et là, sans discussion, sans examen, on me força à jeter de ma propre main le livre au feu. Il fut brûlé au milieu d'un silence qui ne paraissait pas devoir être rompu, quand un de mes adversaires murmura timidement qu'il y avait trouvé écrite cette proposition que Dieu le Père est seul tout-puissant. Le prélat se récria vivement et répondit que la chose n'était pas possible, qu'un enfant ne tomberait pas dans une telle erreur, puisque la foi commune tient et professe qu'il y a trois tout puissants. À quoi le maître d'une école, un certain Thierry, répliqua ironiquement par ce mot d'Athanase : "Et cependant il n'y a pas trois tout puissants, mais un seul tout puissant." Comme son évêque commençait à le blâmer et voulait l'arrêter comme coupable de manque de respect, Thierry lui tint tête hardiment, et s'écria, empruntant les paroles de Daniel : "Ainsi, fils insensés d'lsraël, sans avoir vérifié la vérité, vous avez condamné le fils d'Israël. Revenez sur votre jugement et jugez le juge lui même, vous qui l'avez établi juge pour l'enseignement de la foi et le redressement de l'erreur ; lorsqu'il devait juger, il s'est condamné par sa propre bouche. L'innocence de l'accusé a été dévoilée aujourd'hui par la miséricorde divine le libérant, comme autrefois Suzanne, de ses faux accusateurs." Alors l'archevêque se levant, et changeant un peu la formule, selon l'exigence du moment, confirma, en ces termes, l'opinion du légat : "À coup sûr, monseigneur, le Père est tout puissant, le Fils tout puissant, le Saint Esprit tout puissant. Quiconque s'écarte de ce dogme est évidemment hors des voies et ne mérite pas d'être entendu. Toutefois, si vous le voulez bien, il serait bon que notre frère exposàt sa foi publiquement, afin qu'on pût, selon qu'il conviendra, ou l'approuver, ou la désapprouver, ou la redresser." Et comme je me levais pour confesser et exposer ma foi avec l'intention d'en développer l'expression à ma manière, mes adversaires dirent que je n'avais pas besoin d'autre chose que de réciter le symbole d'Athanase : ce que le premier enfant venu aurait pu faire aussi bien que moi. Et afin qu'il me fût impossible de prétexter l'ignorance, ils firent apporter le texte écrit pour me le faire lire, comme si la teneur ne m'en était pas familière. Je lus au milieu des sanglots, des soupirs et des larmes, comme je pus. Livré ensuite comme coupable et convaincu à l'abbé de Saint Médard, qui était présent, je suis traîné à son cloître comme à une prison, et aussitôt le concile est dissous.

L'abbé et les moines de ce monastère, persuadés que j'allais leur rester, me reçurent avec des transports de joie et me prodiguèrent toutes sortes d'attentions, essayant vainement de me consoler. Dieu, qui jugez les coeurs droits, tu le sais, tel était le fiel de mon âme, telle était l'amertume de mon coeur, que dans mon aveuglement, dans mon délire, j'osai me révolter et vous accuser, répétant sans cesse la plainte du bienheureux Antoine : "Jésus, mon Sauveur, où étiez vous ? " Fièvre de la douleur, confusion de la honte, trouble du désespoir, tout ce que j'éprouvai alors, je ne saurais l'exprimer aujourd'hui. Je rapprochais le supplice infligé à mon corps des tortures de mon âme, et je m'estimais le plus malheureux des hommes. Comparée à l'outrage présent, la trahison d'autrefois me paraissait peu de chose, et je déplorais moins la mutilation de mon corps que la flétrissure de mon nom : j'avais provoqué la première par ma faute ; la persécution qui m'accablait aujourd'hui n'avait d'autre cause que l'intention droite et l'attachement à la foi qui m'avaient poussé à écrire.

Cet acte de cruauté et d'injustice avait soulevé la réprobation de tous ceux qui en avaient eu connaissance, si bien que les membres du concile s'en rejetaient les uns aux autres la responsabilité; mes rivaux eux mêmes se défendaient de l'avoir provoqué, et le légat déplorait publiquement, à ce sujet, les emportements de haine des Francs. Bientôt même, cédant au repentir, ce prélat, qui n'avait, un moment, donné satisfaction à leur malveillance que malgré lui, me tira de cette abbaye étrangère pour me renvoyer dans la mienne. J'y retrouvai dans presque tous les frères d'anciens ennemis. Le dérèglement de leur vie, leurs habitudes de licencieux commerce, dont j'ai parlé plus haut, rendaient suspect à leurs yeux un homme dont ils avaient à supporter les vives censures.

Quelques mois à peine s'étaient écoulés, que la fortune leur offrit l'occasion de me perdre. Un jour, dans une lecture, je tombai sur un passage de l'exposition des Actes des Apôtres de Bède, où cet auteur prétend que Denis l'Aréopagite était évêque de Corinthe, non d'Athènes. Cette opinion contrariait vivement les moines de Saint Denis, qui se vantent que leur Denis est précisément l'Aréopagite et que ce dernier, sa Vie 1'atteste, est évêque d'Athènes. Je communiquai à quelques frères qui m'entouraient le passage de Bède qui nous faisait objection. Aussitôt, transportés d'indignation, ils s'écrièrent que Bède était un imposteur, qu'ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d'Hilduin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce pour vérifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l'exactitude, avait péremptoirement levé tous les doutes dans son histoire de Denis l'Aréopagite. L'un d'eux me priant alors avec instance de faire connaître mon avis sur le litige de Bède et d'Hilduin, je répondis que l'autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l'Église latine, me paraissait plus considérable.

La persécution de son abbé et de ses frères.

Enflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que j'avais toujours été le fléau du monastère, et que j'étais traître au royaume tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chère, en niant que l'Aréopagite fût leur patron. Je répondis que je n'avais rien nié, et qu'au surplus il importait peu que leur patron fût Aréopagite ou d'un autre pays, puisqu'il avait obtenu de Dieu une si belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l'abbé et lui répétèrent ce qu'ils m'avaient fait dire. Celui ci s'en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre ; car il me craignait d'autant plus qu'il était encore plus débauché que ses moines. Il réunit donc son conseil, et devant tous les frères assemblés il me fit de sévères menaces, déclarant qu'il allait immédiatement m'envoyer au roi pour qu'il me punit comme un homme qui avait attenté à la gloire du royaume et porté la main sur sa couronne. Et il recommanda de me surveiller de près, jusqu'à ce qu'il m'eût remis entre les mains du roi. Pour moi, j'offris de me soumettre à la règle disciplinaire de l'ordre, si j'avais été coupable : ce fut en vain. Alors, ne pouvant plus résister au sentiment d'horreur que m'inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et profondément désespéré comme si l'univers entier conspirait contre moi, je profitai de l'aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l'appui d'un petit nombre de disciples, pour m'évader secrètement, la nuit, et me réfugier sur une terre du comte Thibaud, située dans le voisinage, et dans laquelle j'avais précédemment occupé un prieuré. Le comte lui même m'était un peu connu ; il n'ignorait pas mes malheurs et il y compatissait pleinement. Je séjournai d'abord au château de Provins, dans la dépendance d'un monastère de Troyes ; j'avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m'aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m'entoura de toutes sortes d'attentions.

Or il advint un jour que notre abbé vint, au château même, trouver le comte pour quelques affaires personnelles. Instruit de cette visite, j'allai trouver le comte avec le prieur, le suppliant d'intercéder en ma faveur, et d'obtenir pour moi le pardon et la permission de vivre monastiquement dans la retraite qui me conviendrait le mieux. L'abbé et ceux qui l'accompagnaient mirent la chose en délibération ; car ils devaient rendre réponse au comte, le jour même, avant de repartir. La délibération commencée, ils se dirent que mon intention était de passer dans une autre abbaye, ce qui serait pour eux une grande honte. En effet, ils considéraient comme un titre de gloire pour eux que j'eusse choisi pour me retirer leur couvent de préférence à tous, et maintenant ils disaient que ce serait pour eux un déshonneur très grand que je les abandonnasse pour passer chez d'autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là dessus, ni de ma part ni de celle du comte. Ils me menacèrent même de m'excommunier si je ne nie hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur chez qui je m'étais réfugié de me retenir plus longtemps, sous peine d'être inclus dans la même excommunication. Cette décision nous plongea, le prieur et moi, dans la plus grande anxiété. Mais l'abbé, qui s'était retiré en persistant dans sa décision, mourut quelques jours après. Je vins trouver son successeur avec l'évêque de Meaux pour le prier de m'accorder ce que j'avais demandé à son prédécesseur. Et comme il ne semblait pas disposé à y acquiescer tout de suite, j'employai l'intermédiaire de quelques amis pour présenter ma requête au roi en son conseil ; j'arrivai ainsi à ce que je voulais. Étienne, alors officier de bouche du roi, fit venir l'abbé et ses amis, leur demanda pourquoi ils voulaient me retenir malgré moi et s'exposer, sans aucun avantage possible, à un scandale inévitable, aucun accord ne pouvant s'établir entre leur genre de vie et le mien. Je savais que l'avis du conseil était que l'abbaye devait racheter l'irrégularité de ses moeurs par une soumission plus grande au roi, et que son utilité allait jusqu'aux contributions temporelles : C'était ce qui m'avait fait espérer que j'obtiendrais facilement l'assentiment du roi et de ses conseillers. Ainsi arriva t il. Toutefois, pour que notre monastère ne perdit pas l'honneur qu'il prétendait tirer de mon nom, on ne m'accorda la permission de me retirer dans la retraite de mon choix, qu'à la condition que je ne me mettrais sous la dépendance d'aucune abbaye. Cette convention  fut réglée, de part et d'autre, en présence du roi et de ses ministres. je me retirai donc sur le territoire de Troyes, en un lieu désert qui m'était connu, et quelques personnes m'ayant fait don d'une terre, j'élevai, avec le consentement de l'évêque du diocèse, une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l'invocation de la Sainte Trinité. Là, caché avec un de mes clercs, je pouvais véritablement chanter au Seigneur : "Voilà que je me suis éloigné par la fuite, et je me suis arrêté dans la solitude."

Ma retraite ne fut pas plus tôt connue, que les disciples arrivèrent de toutes parts, abandonnant villes et châteaux pour habiter un désert, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu'ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la paille, leurs tables pour des mottes de terre. On aurait cru vraiment qu'ils avaient à coeur de suivre l'exemple des premiers philosophes, au sujet desquels saint Jérôme, dans son IIe livre contre Jovinien, dit : "Les sens sont comme des fenêtres par où les vices s'introduisent dans l'âme. La métropole et la citadelle de l'esprit ne peuvent être prises, tant que l'armée ennemie n'a pas passé les portes. Si quelqu'un prend plaisir à regarder les jeux du cirque, les combats des athlètes, le jeu des histrions, la beauté des femmes, l'éclat des pierreries et des étoffes, et tout le reste, la liberté de son âme se trouve prise par les fenêtres de ses yeux, et alors s'accomplit cette parole du prophète : "La mort est entrée par nos fenêtres." Lors donc que l'armée des troubles, faisant irruption, aura pénétré dans la citadelle de notre âme, où sera la liberté ? où sera la force ? où sera la pensée de Dieu ? surtout que le sens du toucher retrace les images mêmes des plaisirs passés, réveille lesouvenir des passions, force l'âme à en subir de nouveau les effets et à accomplir, en quelque sorte, des actes imaginaires." Telles sont les raisons qui déterminèrent nombre de philosophes à s'éloigner des villes peuplées et des jardins de plaisance où se trouvaient réunis la fraîcheur des campagnes, le feuillage des arbres, le ramage des oiseaux, le cristal des sources, le murmure des ruisseaux, tout ce qui peut charmer les oreilles et les yeux : ils craignaient qu'au milieu de la profusion du luxe et de l'abondance, la vigueur de leur âme ne fût énervée, sa pureté souillée. Et, en effet, il est inutile de voir souvent les choses qui peuvent séduire et de s'exposer à la tentation de celles dont on ne pourrait plus se passer sans peine : voilà pourquoi les Pythagoriciens, évitant tout ce qui pouvait flatter les sens, vivaient dans la solitude et les déserts. Platon lui même, qui était riche et dont Diogène foulait un jour le lit sous ses pieds souillés de boue, Platon, afin de pouvoir se livrer tout entier à la philosophie, choisit, pour siège de son académie, une campagne déserte et même pestilentielle loin de la ville, afin que la perpétuelle préoccupation des soins nécessités par la maladie brisât la fougue des passions, et que ses disciples ne connussent d'autres jouissances que celles qu'ils tireraient de l'étude. Tel fut aussi, dit on, le genre de vie des fils des prophètes, adeptes d'Élisée. Jérôme, qui parle d'eux comme des moines de ce temps, dit entre autres choses : " Les fils des prophètes, que l'Ancien Testament nous représente comme des moines, se bâtissaient de petites cabanes vers le cours du Jourdain, et abandonnaient la foule des villes, pour aller vivre de bouillie et d'herbes sauvages." De même, mes disciples, élevant de petites cellules sur les bords de l'Ardusson, ressemblaient plutôt à des ermites qu'à des étudiants. Mais plus leur affluence était considérable, plus les privations qu'ils s'imposaient, suivant mes principes, étaient rigoureuses, plus mes rivaux voyaient de gloire pour moi et de honte pour eux. Après avoir tout fait pour me nuire, ils souffraient de voir tout tourner à mon avantage; et, selon le mot de Jérôme, loin des villes, loin des affaires publiques, des procès, de la foule, l'envie, comme dit aussi Quintilien, vint me relancer dans ma retraite. Se plaignant en leur coeur et gémissant tout bas, ils disaient' : " Voici que tout le monde s'en est allé après lui" : nos persécutions n'ont rien fait; nous n'avons réussi qu'à augmenter sa gloire. Nous voulions éteindre l'éclat de son nom, nous l'avons fait resplendir. Voici que les étudiants, qui ont sous la main, dans les villes, tout ce qui leur est nécessaire, dédaignent les jouissances des villes, courent chercher les privations de la solitude et se réduisent volontairement à la misère.

À ce moment, ce fut l'excès de la pauvreté qui me détermina à ouvrir une école : "je n'avais pas la force de labourer la terre et je rougissais de mendier." Ayant donc recours à l'art que je connaissais, pour remplacer le travail des mains, je dus faire office de ma langue. De leur côté, mes disciples pourvoyaient d'eux mêmes à tout ce qui m'était nécessaire : nourriture, vêtements, culture des champs, constructions, si bien qu'aucun soin domestique ne me distrayait de l'étude. Mais, comme notre oratoire ne pouvait contenir qu'un petit nombre d'entre eux, ils se trouvèrent dans la nécessité de l'agrandir, et ils le rebâtirent d'une manière plus solide, en pierres et en bois.

Fondé d'abord au nom de la Sainte Trinité, placé ensuite sous son invocation, il fut appelé Paraclet en mémoire de ce que j'y étais venu en fugitif, et qu'au milieu de mon désespoir j'y avais trouvé quelque repos dans les consolations de la grâce divine. Cette dénomination fut accueillie par plusieurs avec un grand étonnement, et quelques uns l'attaquèrent avec violence, sous prétexte qu'il n'était pas permis de consacrer spécialement une église au Saint Esprit, pas plus qu'à Dieu le Père, mais qu'il fallait, suivant l'usage ancien, la dédier soit au Fils seul, soit à la Trinité. Leur erreur, dans cette attaque, provenait de ce qu'ils ne voyaient pas la distinction qui existe entre l'Esprit Paraclet et le Paraclet. En effet, la Trinité elle même et toutes les personnes de la Trinité, de même qu'elle est appelée Dieu et Protecteur, peut être parfaitement invoquée sous le nom de Paraclet, c'est à dire consolateur, selon la parole de l'apôtre : "Béni soit Dieu et le Père de Notre Seigneur Jésus Christ, le père des miséricordes, le Dieu de toutes les consolations, qui nous console de toutes les tribulations" ; et aussi selon ce que dit la Vérité : " Il vous donnera un autre consolateur." Qui est ce qui empêche, en effet, puisque toute église est également consacrée au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, et qu'elle est la possession indivise des trois, qui est ce qui empêche de dédier la maison du Seigneur au Père ou au Saint Esprit, aussi bien qu'au Fils ? Qui oserait effacer du front du vestibule le nom de celui à qui appartient la demeure ? Ou bien encore, puisque le Fils s'est offert en sacrifice au Père, et qu'en conséquence, dans la célébration des messes, c'est spécialement au Père que s'adressent les prières et pour lui que se fait l'immolation de l'hostie, pourquoi l'autel n'appartiendrait il pas plus particulièrement à celui auquel se rapportent plus particulièrement la supplication et le sacrifice ? N'est il pas plus juste de dire que l'autel appartient à celui auquel on immole, qu'à celui qui est immolé ? Quelqu'un oserait il dire que c'est plutôt l'autel de la croix de Jésus, ou de son sépulcre, ou du bienheureux Michel, Jean ou Pierre, ou de quelque autre saint, qui ne sont ni les victimes, ni les objets des sacrifices et des prières ? Chez les idolâtres eux mêmes, les autels et les temples n'étaient placés que sous l'invocation de ceux qui étaient l'objet des sacrifices et des hommages.

Peut être dira t on qu'il ne faut dédier au Père ni les églises ni les autels. parce qu'il n'existe aucun fait qui puisse justifier une solennité spéciale en son honneur. Mais ce raisonnement, qui ne va à rien moins qu'à enlever le même privilège à la Trinité, n'enlève rien au Saint Esprit, dont la venue constitue comme une fête qui lui est spéciale, la solennité de la Pentecôte, de même que la venue du Fils lui assure en propre la fête de la Nativité. En effet, l'Esprit Saint, qui a été envoyé aux disciples de Jésus Christ, comme le Fils a été envoyé au monde, peut revendiquer sa fête à lui.

Il semble même qu'il y aurait plus de raisons de lui vouer un temple qu'à aucune autre personne de la Sainte Trinité, pour peu que l'on regarde à l'autorité apostolique et à l'oeuvre du Saint Esprit lui même. Effectivement, l'apôtre n'assigne de temple particulier à aucune autre personne qu'au Saint Esprit. Il ne dit pas, en effet, le temple du Père, le temple du Fils, comme il dit le temple du Saint Esprit, dans la première lettre aux Corinthiens : "Celui qui s'attache au Seigneur n'est qu'un seul esprit avec lui" ; et plus loin :" Ne savez vous pas que vos corps sont le temple de l'Esprit Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? " De plus, qui pourrait méconnaître que les bienfaits des sacrements divins conférés par l'Église sont spécialement dus à l'opération de la grâce divine, c'est à dire du Saint Esprit ? C'est par l'eau et le Saint Esprit, en effet, que nous renaissons dans le baptême, et que nous devenons un temple spécial pour le Seigneur. Et pour achever ce temple, l'Esprit Saint nous est communiqué sous la forme de sept dons, et les effets de la grâce en sont les ornements et la dédicace. Qu'y a t il donc d'étonnant que nous attribuions un temple corporel à celui auquel l'apôtre attribue spécialement un temple spirituel ? À quelle personne une église sera t elle plus justement dédiée qu'à celle à l'oeuvre de laquelle sont rapportés tous les bienfaits des grâces de l'Église ? Ce n'est pas qu'en appelant mon oratoire Paraclet, j'aie eu l'intention de le dédier à une seule personne ; je lui ai donné cette appellation pour le motif dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire en mémoire de la consolation que j'y trouvai : je veux dire seulement que, si j'avais agi dans les intentions qu'on me suppose, je n'aurais rien fait de contraire à la raison, bien que la chose fût étrangère à l'usage.

La persécution de certains "nouveaux apôtres" contre lui.

J'étais, de corps, caché en ce lieu ; mais ma renommée parcourait le monde entier et le remplissait de ma parole, comme ce personnage de la fable appelé Écho, qui a plusieurs voix, mais aucune substance. Mes anciens rivaux ne se sentant plus par eux mêmes assez de crédit, suscitèrent contre moi de nouveaux apôtres en qui le monde avait foi. L'un d'eux se vantait d'avoir ressuscité les principes des chanoines réguliers ; l'autre, ceux des moines, Ces hommes, dans leurs prédications à travers le monde, me déchirant sans pudeur de toutes leurs forces, parvinrent à exciter momentanément contre moi le mépris de certaines puissances ecclésiastiques et séculières, et réussirent, à force de débiter, tant sur ma foi que sur ma vie, des choses monstrueuses, à détacher de moi quelques uns de mes principaux amis; ceux mêmes qui me conservaient quelque affection n'osaient plus, par peur, me la témoigner. Dieu m'est témoin que je n'apprenais pas la réunion d'une assemblée d'ecclésiastiques, sans penser qu'elle avait ma condamnation pour objet. Frappé d'effroi, et comme sous la menace d'un coup de foudre, je m'attendais à être, d'un moment à l'autre, traîné comme un hérétique ou un impur dans les conciles ou dans les assemblées. Et s'il est permis de comparer la puce au lion, la fourmi à l'éléphant, mes rivaux me poursuivaient avec la même hargne que jadis les hérétiques avaient déployée contre le bienheureux Athanase. Souvent, Dieu le sait, je tombai dans un tel désespoir, que je songeais à quitter les pays chrétiens pour passer chez les infidèles et acheter, au prix d'un tribut quelconque, le droit d'y vivre chrétiennement parmi les ennemis du Christ. Je me disais que les païens me feraient d'autant meilleur accueil, que l'accusation dont j'étais l'objet les mettrait en doute sur mes sentiments de chrétien, et qu'ils en concevraient l'espérance de me convertir plus aisément à leur idolâtrie.

L'abbaye à la tête de laquelle il est promu et la persécution tant de ses fils, c'est à dire des moines, que du tyran.

Tandis que, sous le coup de ces attaques incessantes, je ne voyais plus d'autre parti que de me réfugier dans le Christ, chez les ennemis du Christ, saisissant une occasion à la faveur de laquelle j'avais espéré me soustraire un peu aux embûches, je tombai entre les mains de chrétiens et de moines mille fois plus cruels et pires que les Gentils, Il y avait en Bretagne, dans l'évêché de Vannes, une abbaye de Saint Gildas de Rhuys, que la mort du pasteur laissait désorganisée. Le choix unanime des moines, d'accord avec le seigneur du pays, m'appela à ce siège ; le consentement de l'abbé et des frères de Saint Denis ne fut pas difficile à obtenir; et c'est ainsi que la jalousie des Francs me poussa vers l'Occident, comme celle des Romains l'avait fait jadis pour Jérôme vers l'Orient. Jamais, en effet, j'en prends Dieu à témoin, jamais je n'aurais acquiescé à une telle offre, si ce n'eût été pour échapper, n'importe comment, aux vexations dont j'étais incessamment accablé. C'était une terre barbare, une langue inconnue de moi, chez les moines des habitudes de vie d'un emportement notoirement rebelle à tout frein et une population grossière et sauvage. Ainsi, tel un homme qui, pour éviter un glaive suspendu sur sa tête, se lance de terreur dans un précipice, et, pour retarder d'une seconde la mort qui le menace, se jette dans un autre, tel je m'élançai sciemment d'un péril dans un autre. Et là, sur le rivage de l'Océan aux voix effrayantes, aux extrémités d'une terre qui m'interdisaient la possibilité de fuir plus loin, je répétais souvent dans mes prières : "Des extrémités de la terre j'ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon coeur était dans les angoisses." Quelles angoisses, en effet, me torturaient, nuit et jour, corps et âme, quand je me représentais l'indiscipline des moines que j'avais entrepris de gouverner, je pense que personne ne l'ignore. Tenter de les ramener à la vie régulière dont ils avaient fait profession, c'était jouer ma vie ; d'autre part, ne pas faire, en vue d'une réforme, tout ce que je pouvais, c'était damner mon âme. Ajoutez que le seigneur du pays, qui avait un pouvoir sans limites, profitant du désordre qui régnait dans le monastère, avait depuis longtemps réduit l'abbaye sous son joug : il s'était approprié toutes les terres domaniales et faisait peser sur les moines des exactions plus lourdes que celles mêmes dont les Juifs étaient accablés. Les moines m'obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait sur sa bourse pour se soutenir lui et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non seulement ils se faisaient un plaisir de me tourmenter ainsi, mais ils volaient et emportaient tout ce qu'ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras dans mon administration, et me forcer ainsi, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer tout à fait. Et toute la horde de la contrée étant également sans loi ni frein, il n'était personne dont je pusse réclamer l'aide : aucun rapport entre leur vie et la mienne. Au dehors, le seigneur et ses gardes ne cessaient de m'accabler ; au dedans, les frères me tendaient perpétuellement des pièges. Il semblait que la parole de l'apôtre eût été écrite spécialement pour moi "Au dehors les combats, au dedans les craintes."

 

Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour moi comme pour les autres, tandis qu'elle était jadis si utile à mes disciples ; je me disais qu'aujourd'hui que je les avais abandonnés pour les moines, je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans les clercs, produire aucun fruit : j'étais frappé d'impuissance dans toutes mes entreprises, dans tous mes efforts, et l'on pouvait justement m'appliquer ce mot : "Cet homme a commencé à bâtir, et il n'a pu achever." J'étais profondément désespéré, quand je me rappelais les périls auxquels j'avais échappé, quand j'envisageais ceux auxquels j'étais exposé; mes épreuves passées ne me paraissaient plus rien, et je répétais en gémissant sur moi : "Ce châtiment est juste : j'ai abandonné le Paraclet, c'est à dire le Consolateur, et je me suis précipité moi même dans la désolation ; pour éviter des menaces, j'ai été chercher le danger." Ce qui surtout me torturait, c'était la pensée qu'après avoir abandonné mon oratoire, je ne pouvais pas prendre les mesures nécessaires pour y faire célébrer l'office divin : l'extrême pauvreté de l'endroit pouvait à peine suffire à l'entretien d'un seul desservant. Mais le véritable Paraclet apporta lui même une consolation à cette douleur, et il pourvut à son oratoire, comme il convenait.

Il advint, en effet, que mon abbé ayant réclamé, comme une annexe autrefois soumise à sa juridiction, l'abbaye d'Argenteuil, dans laquelle ma soeur en Jésus-Christ, plutôt que mon épouse, avait pris l'habit, et, l'ayant obtenue, en expulsa violemment la congrégation des moniales dont notre compagne était prieure. Les voyant dispersées de tous côtés par l'exil, je compris que c'était une occasion qui m'était offerte par le Seigneur pour assurer le service de mon oratoire. J'y retournai donc, j'invitai Héloïse à y venir avec les religieuses de sa communauté ; et, lorsqu'elles furent arrivées, je leur fis donation entière de l'oratoire et de ses dépendances, donation dont, avec l'assentiment et par l'intervention de l'évêque du diocèse, le pape Innocent Il leur confirma le privilège à perpétuité pour elles et pour celles qui leur succéderaient. Pendant quelque temps, elles y vécurent dans la misère et la désolation ; mais un regard de la divine Providence, qu'elles servaient pieusement, leur apporta bientôt la consolation : pour elles aussi, le Seigneur se montrant le véritable Paraclet, toucha de pitié et de bienveillance les populations environnantes. En une seule année, j'en atteste Dieu, les biens de la terre se multiplièrent autour d'elles plus que je n'aurais pu faire moi même en cent ans, si je fusse resté. C'est que, si le sexe des femmes est plus faible, leur détresse émeut d'autant plus aisément les coeurs, et, comme aux hommes, leur vertu est aussi plus agréable à Dieu. Le Seigneur accorda à notre chère sœur qui dirigeait la communauté, de trouver grâce devant les yeux de tout le monde : les évêques la chérissaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques comme leur mère; tous également admiraient sa piété, sa sagesse et son incomparable douceur de patience. Moins elle se laissait voir, plus elle se renfermait dans son oratoire pour se livrer entièrement à ses méditations saintes et à ses prières, et plus ceux du dehors sollicitaient avec ardeur sa présence et les instructions de ses entretiens.

La diffamation et la honte

Tous leurs voisins me blâmaient vivement de ne pas faire tout ce que je pouvais, tout ce que je devais, pour venir en aide à leur misère, quand, par la prédication, la chose m'était si facile. Je leur fis donc des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur être utile. La malveillance et les insinuations ne manquèrent pas de s'attacher à ces visites : ce qu'une sincère charité me poussait à faire, mes ennemis, avec leur méchanceté accoutumée, le tournaient à mal ignominieusement. " On voyait bien, disaient ils, que j'étais encore dominé par l'attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter ni peu ni beaucoup l'absence de la femme que j'avais aimée." je me rappelais alors la plainte du bienheureux Jérôme dans sa lettre à Asella sur les faux amis : "La seule chose qu'on me reproche, disait il c'est mon sexe, et l'on n'y songerait pas, si Paule n'était allée avec moi à Jérusalem." Et ailleurs : " Avant que je connusse la maison de Paule, c'était sur moi, dans la ville, un concert de louanges de l'avis de tous, j'étais digne du souverain pontificat mais je sais qu'on arrive au royaume des cieux à travers la bonne et la mauvaise renommée." Et, reportant mon esprit sur les outrages que la calomnie avait fait souffrir à un si grand homme, j'en tirais de grands sujets de consolation. Oh ! me disais je, si mes ennemis trouvaient en moi pareille matière à leurs soupçons, combien leur malveillance m'accablerait ! Mais aujourd'hui que la divine miséricorde m'a mis à l'abri des soupçons, comment se fait il que le soupçon persiste, quand pour moi le moyen d'accomplir ces turpitudes n'est plus ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu'on élève contre moi ? L'état où je suis repousse tellement l'idée des turpitudes de ce genre, que c'est l'usage de tous ceux qui font garder des femmes d'en laisser approcher des eunuques. Ainsi le rapporte l'histoire sacrée au sujet d'Esther et des autres femmes d'Assuérus. Nous lisons que le tout puissant eunuque de la reine Candace veillait sur tout le trésor; c'est lui que l'apôtre Philippe alla convertir et baptiser, conduit par l'ange. Si de tels hommes ont toujours occupé auprès des femmes honnêtes et modestes des postes si élevés et si intimes, c'est qu'ils étaient hors de la portée de tous les soupçons. C'est pour les écarter complètement que le plus grand des philosophes chrétiens, Origène, voulant se consacrer à l'éducation des femmes, attenta sur lui-même, au rapport de l'Histoire ecclésiastique (livre VI).

Je me disais qu'en cela la miséricorde divine s'était montrée plus bienveillante pour lui que pour moi; ce qu'il avait fait lui même avait encouru le blâme, comme un acte peu sage, tandis que, pour moi, c'était une main étrangère qui avait été coupable et qui m'avait affranchi. Mes douleurs mêmes avaient été moindres, par cela seul qu'elles avaient été soudaines et plus courtes : surpris dans mon sommeil, j'avais à peine senti lorsqu'ils avaient porté la main sur moi. Mais ce que j'avais peut être subi de moins en souffrance matérielle était compensé par ce que j'éprouvais des coups prolongés de la calomnie ; les atteintes portées à ma renommée étaient pour moi une torture plus grande que la mutilation de mon corps. Car, ainsi qu'il est écrit, "bonne renommée vaut mieux que grande richesse". "Celui qui se fie à sa conscience et néglige sa réputation, dit aussi le bienheureux Augustin dans un sermon sur la vie et les moeurs du clergé, est cruel à lui même". Et plus haut : " Cherchons à faire le bien, dit l'apôtre,non seulement devant Dieu, mais devant les hommes." Pour nous, c'est assez du témoignage de notre conscience ; pour les autres, il importe que notre réputation ne soit pas souillée et qu'elle brille sans tache. La conscience et la réputation sont deux choses : la conscience est pour toi, la réputation pour ton prochain.

Mais qu'aurait objecté leur jalousie au Christ lui-même ou à ses membres, c'est à dire les prophètes, les apôtres, les saints Pères, s'ils eussent vécu du même temps, quand ils les auraient vus, le corps intact, vivre dans une intime familiarité avec des femmes ? Le bienheureux Augustin, dans son livre sur l'oeuvre des moines, prouve que les femmes étaient des compagnes si inséparables du Christ et des apôtres, qu'elles les accompagnaient même dans leurs prédications. "C'est ainsi, dit il, qu'on voyait avec eux des femmes pourvues des biens de ce monde, qui entretenaient autour d'eux l'abondance, en sorte qu'ils ne manquaient d'aucune des choses nécessaires à la vie." Et ceux qui seraient tentés de croire que ce n'étaient point les apôtres qui permettaient à ces saintes femmes de les suivre partout où ils portaient l'Évangile, n'ont qu'à écouter l'Évangile pour reconnaître qu'ils ne faisaient qu'imiter l'exemple du Seigneur. En effet, il est écrit dans l'Évangile : "Dès lors, il allait par les cités et les villes, évangélisant le royaume de Dieu; et avec lui ses douze apôtres et quelques femmes, qui avaient été guéries d'esprits immondes et d'infirmités : Marie, surnommée Madeleine, Jeanne, épouse de Cuza, l'intendant d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui employaient leurs richesses à pourvoir à ses besoins." D'autre part, Léon IX, réfutant la lettre de Parménien sur le goût de la vie monastique, dit : " Nous professons absolument qu'il n'est pas permis à un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, de se dispenser, pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu envers son épouse, non qu'il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vêtement." Et ainsi vécurent les saints apôtres. "N'avons nous pas le droit de mener partout avec nous une femme qui serait notre soeur, de même que les frères du Seigneur et Céphas ? " lisons nous dans saint Paul. Remarquez bien qu'il ne dit pas : N'avons nous pas le droit de posséder une femme qui serait notre soeur, mais, de mener; ils pouvaient, en effet, subvenir aux besoins de leurs femmes avec le produit des prédications, sans qu'il existât entre eux de liens charnels. Certes le Pharisien qui dit en lui même, à propos du Seigneur : " Si celui ci était prophète, il saurait bien qui est celle qui le touche et que c'est une pécheresse. " Le Pharisien pouvait, sans doute, dans l'ordre des jugements humains, former sur le Seigneur des conjectures honteuses plus naturellement qu'on ne l'a fait sur moi; et tous ceux qui voyaient la Mère du Christ recommandée à un jeune homme, et les prophètes vivant sous le même toit dans l'intimité de femmes veuves, pouvaient en concevoir des soupçons beaucoup plus vraisemblables.

Qu'auraient dit encore mes détracteurs, s'ils avaient vu Malchus, ce moine captif dont parle le bienheureux Jérôme, vivant avec son épouse dans une commune retraite ? Comme ils auraient condamné ce que le saint docteur exalte en ces termes : "Il y avait là un vieillard, nommé Malchus, né dans l'endroit même ; une vieille femme partageait sa demeure : tous deux pleins de zèle pour la religion, et si assidus sur les marches de l'église, qu'on les aurait pris pour le Zacharie et l'Élisabeth de l'Évangile, si ce n'est que Jean n'était pas au milieu d'eux ! " Pourquoi enfin la calomnie ne s'attaque t elle pas aux saints Pères qui, ainsi que nous le lisons souvent, ainsi que nous l'avons vu, ont établi et entretenu tant de monastères de femmes, à l'exemple des sept diacres par lesquels les apôtres se firent remplacer auprès des religieuses dans tous les soins de l'approvisionnement et du service ? En effet, le sexe faible ne peut se passer de l'aide du sexe fort : aussi l'apôtre déclare t il que l'homme est la tête de la femme, et c'est en signe de cette vérité qu'il ordonne à la femme d'avoir toujours la tête voilée.

De là vient que je ne suis pas médiocrement étonné de voir invétérée dans les couvents l'habitude de mettre des abbesses à la tête des femmes, comme on fait les abbés pour les hommes, et la même règle imposée par les voeux aux femmes qu'aux hommes, bien que cette règle contienne plus d'un point qui ne puisse être observé par des femmes, qu'elles soient supérieures ou subordonnées. Presque partout même l'ordre naturel est renversé, et nous voyons les abbesses et les moniales dominer les prêtres eux mêmes auxquels le peuple est soumis, avec une facilité pour les induire en mauvais désirs d'autant plus grande que plus grand est leur pouvoir, plus importante leur autorités. C'est ce qu'avait en vue l'auteur des Satires, quand il disait' : "Rien n'est plus intolérable qu'une femme puissante."

D'après ces réflexions, j'étais résolu à faire de mon mieux pour prendre soin de mes soeurs du Paraclet, administrer leurs affaires, augmenter leurs sentiments de respect en les tenant en éveil même par ma présence corporelle, de façon à étendre de plus près ma prévoyance à tous leurs besoins. Poursuivi avec plus de persistance et de fureur par mes fils que jadis par mes frères, je voulais me réfugier auprès d'elles, loin des bourrasques de la tempête, comme dans un port tranquille pour y trouver enfin un peu de repos: ne pouvant plus faire de bien parmi les moines, peut être pourrais-je en accomplir un peu pour elles ; ainsi du moins je travaillerais à mon salut avec d'autant plus d'efficacité, que mon soutien était plus nécessaire a leur faiblesse.

Les moines de St-Gildas s'en prennent à sa vie.

Mais tels sont les obstacles que la haine de Satan a multipliés autour de moi, que je ne puis trouver un abri pour me reposer, ni même pour vivre. Errant, fugitif, il semble que je traîne partout la malédiction de Caïn. Je le répète, "au dehors les combats, au dedans les craintes", me tiennent incessamment en proie ; bien plus, au dehors comme au dedans ce sont autant de combats que de craintes. Les persécutions de mes fils sont cent fois plus hargneuses et plus redoutables que celles de mes ennemis ; car mes fils sont toujours là, je suis perpétuellement exposé à leurs embûches : pour mes ennemis, s'ils me préparent quelque violence, je les vois venir, quand je sors du cloître, tandis que c'est dans le cloître que j'ai à soutenir contre mes fils, c'est à dire avec les moines qui me sont confiés comme à un abbé, c'est à dire comme à un père, une lutte sans relâche de violence et de ruse. Combien de fois n'ont ils pas tenté de m'empoisonner, comme on l'a fait pour le bienheureux Benoît ! La même cause qui décida un si grand pasteur à abandonner ses pervers enfants aurait pu me déterminer à suivre son exemple : car s'exposer à un péril certain, c'est tenter Dieu et non l'aimer, c'est courir le risque d'être considéré comme le meurtrier de soi-même. Et comme je me tenais en garde contre leurs tentatives de tous les jours en surveillant autant que je le pouvais ce qu'on me donnait à manger et à boire, ils essayèrent de m'empoisonner pendant le sacrifice, en mettant du poison dans le calice. Un autre jour que j'étais venu à Nantes visiter le comte malade et que j'étais logé chez un de mes frères selon la chair, ils voulurent se défaire de moi à l'aide du poison par la main d'un serviteur de ma suite, comptant, sans doute, que j'étais moins en éveil contre cette sorte de machination. Mais le ciel voulut que je ne touchasse pas aux aliments qui m'avaient été préparés, et un moine que j'avais amené avec moi de l'abbaye, en ayant mangé par ignorance, mourut sur le champ ; le frère servant, épouvanté par le témoignage de sa conscience non moins que par l'évidence du fait, prit la fuite.

Dès lors, leur méchanceté ne pouvant plus être mise en doute, je commençais à prendre ouvertement toutes les précautions contre leurs pièges ; je m'absentais souvent de l'abbaye, et je restais dans des dépendances avec un petit nombre de frères. Mais lorsqu'ils venaient à apprendre que je devais passer par quelque endroit, ils apostaient sur les grandes routes ou dans les sentiers de traverse des brigands corrompus par l'argent pour me tuer. Tandis que je vivais en peine au milieu de ces périls de toute sorte, un jour je tombai de ma monture, et la main du Seigneur me frappa rudement, car j'eus les vertèbres du cou brisées. Cette chute m'abattit et m'affaiblit bien plus encore que ma première plaie.

Parfois cependant je tentai de réprimer par l'excommunication leur insubordination indomptable ; j'arrivai même à contraindre quelques uns de ceux dont j'avais le plus à craindre, à me promettre, sous la foi de leur parole ou par un serment publie, qu'ils se retireraient pour toujours du monastère et qu'ils ne m'inquiéteraient plus en quoi que ce fût. Mais ils violèrent ouvertement et sans pudeur parole et serments. Enfin l'autorité du pape Innocent, par l'intermédiaire d'un légat expressément envoyé, les obligea à renouveler leurs serments sur ce point et sur d'autres, en présence du comte et des évêques. Même depuis cela, ils ne se tinrent pas en repos. Et tout récemment, depuis l'expulsion de ceux dont j'ai parlé, j'étais revenu à l'abbaye, faisant confiance au reste des frères qui m'inspiraient moins de défiance : je les trouvai encore pires que les autres. Ce n'était plus de poison qu'il s'agissait, mais d'une épée qu'ils tiraient contre ma gorge. J'eus grand peine à leur échapper, sous la conduite d'un des puissants du pays. Mêmes périls me menacent encore, et tous les jours je vois le glaive levé sur ma tête : à table même, je puis à peine respirer, ainsi qu'il est dit de cet homme qui plaçait le bonheur suprême dans la puissance et dans les trésors de Denys le Tyran, et qui, à la vue d'une épée suspendue sur sa tête par un fil, apprit quelle félicité accompagne le pouvoir terrestre. J'éprouve sans répit le sort du pauvre moine promu à l'abbatiat, et d'autant plus malheureux qu'il est devenu plus grand, afin que, par mon exemple aussi, les ambitieux mettent un frein à leur désir.

Voici, très cher frère dans le Christ, l'histoire de mes malheurs, dans lesquels je me débats sans cesse et presque depuis le berceau ; je l'ai écrite seulement en pensant à ton affliction et aux injustices que tu as subies. J'ai voulu, comme je te le disais en commençant, que, comparant tes épreuves aux miennes, tu en puisses conclure qu'elles ne sont rien ou peu de chose, et que tu puisses les supporter avec plus de patience, les trouvant plus légères : prends en consolation ce que le Seigneur a prédit à ses membres touchant les membres du démon : "S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; si le monde vous hait, sachez que le premier de tous j'ai éprouvé la haine du monde ; si vous aviez été du monde, le monde aurait aimé ce qui lui appartenait" ; et ailleurs : "Tous ceux, dit l'apôtre, qui veulent vivre pieusement en Jésus Christ souffriront la persécution" ; et encore : " Est ce que je cherche à plaire aux hommes ? si je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur de Dieu" ; et le Psalmiste : " Ceux, dit-il, qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a rejetés " C'est dans cet esprit que le bienheureux Jérôme, dont je me regarde particulièrement comme l'héritier pour les calomnies de la haine, dit dans sa lettre à Népotien : "Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Il a cessé de plaire aux hommes, et il est devenu le serviteur du Christ. " Le même, écrivant à Asella sur les faux amis, dit : " je rends grâce à mon Dieu de m'avoir fait digne de la haine du monde"; et au moine Héliodore : " C'est une erreur, mon frère, oui, c'est une erreur de croire que le chrétien puisse jamais éviter la persécution : notre ennemi, comme un lion rugissant, rôde autour de nous et cherche à nous dévorer. Et tu penses à la paix? Le voleur est en embuscade et guette les riches." Encouragés par ces enseignements et par ces exemples, sachons donc supporter les épreuves avec d'autant plus de confiance qu'elles sont plus injustes. Si elles ne servent pas à nos mérites, elles contribuent du moins, n'en doutons pas, à quelque expiation. Et puisque une divine ordonnance préside à toute chose, que chaque fidèle, au moment de l'épreuve, se console par la pensée qu'il n'est rien que la souveraine bonté de Dieu laisse accomplir en dehors de l'ordre providentiel, et que tout ce qui arrive contrairement à cet ordre, il se charge lui même de le ramener à bonne fin. Voilà pourquoi il est sage de dire sur toute chose : "Que votre volonté soit faite." Que de puissantes consolations ceux qui aiment Dieu peuvent enfin trouver dans l'autorité apostolique qui dit : "Nous savons que tout coucourt au bien de ceux qui aiment Dieu. " C'est cette vérité qu'avait en vue le sage des sages, lorsqu'il écrivait dans ses Proverbes : "Le juste ne sera pas attristé, quoi qu'il lui arrive." Ainsi démontre-t-il que ceux là s'écartent du sentier de la justice, qui s'irritent contre une épreuve qu'ils savent dispensée par la main de Dieu ; hommes soumis à leur propre volonté plutôt qu'à la volonté divine, dont la bouche dit: que votre volonté soit faite, mais dont secrètement le coeur se révolte, mettant leur volonté avant celle du Seigneur. Adieu
(1) correction "episcopus carnotensis", dans "opera" édition princeps de 1616.

Lettre première : Traduction d'Octave Gréard, dans "Lettre complètes d'Abélard et d'Héloïse", Paris, Garnier Frères,1859, traduction revue et corrigée par Edouard Bouyé, "Abélard et Héloïse, correspondance", Gallimard ,2000.

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