LETTRE  DE  CONSOLATION

DE  FOULQUES  DE  DEUIL

À  ABÉLARD

 

"Foulques de Deuil écrivit à Abélard vers 1118 pour le féliciter de sa castration. Prieur de Deuil, monastère voisin d'Abélard à Saint-Denis et d'Héloïse à Argenteuil. Il est possible que Foulques ait écrit dans l'intérêt des Montmorency, les protecteurs de Deuil, ou de l'évêque et des chanoines  de Notre-Dame de Paris. Malgré son ton facétieux et malicieux la lettre de Foulques est truffée de renseignements uniques."
M. Clanchy, Abélard, p. 408

 


 

A Abélard a reçu de l'un de ses amis une lettre de consolation. L'auteur n'est pas un personnage connu : c'est un certain Foulques, prieur de Deuil (prieuré situé dans la vallée de Montmorency). La lettre en revanche est familière à tous les historiens d'Abélard. E11e est un témoignage sur l’affluence à ses cours, sur ses qualités de professeur; elle apporte des précisions trouvées nulle part ailleurs sur les suites judiciaires de la mutilation et sur la débauche d'Abélard; à ce titre elle a été utilisée par ses adversaires. C'est ce document que nous présentons ici, allégé de longs passages consacrés à des considérations générales d'ordre moral ou religieux.

 

Peu de temps auparavant, la gloire de ce monde te flattait, elle t'empêchait de voir que tu étais soumis aux coups incertains de la fortune. Rome te donnait ses élèves à instruire ; celle qui avait l'habitude de répandre la science de tous les arts, montrait que tu étais le plus sage en te confiant ses écoliers. Aucune étendue de terre, aucune cime de montagne, aucun creux de vallée, aucune voie même difficile ou infestée de voleurs n'étaient réellement des obstacles pour ceux qui voulaient s'approcher de toi.


Les jeunes Anglais, en foule, traversaient la mer ; ils ne craignaient pas les terribles tempêtes ; méprisant tout danger, une fois qu'ils avaient appris ton nom, ils accouraient à toi. La lointaine Bretagne t'envoyait ses animaux à élever. Les Angevins te fournissaient les leurs après avoir dompté leur sauvagerie. Les Poitevins, les Basques et les Ibères, la Normandie et la Flandre, l'Allemand et le Suève s'attachaient sans relâche à répandre, à louer, à prôner ton génie. L'ensemble des habitants de Paris, ceux des régions les plus proches et les plus reculées de la Gaule, désiraient être instruits par toi ; auprès de toi, il n'était aucune discipline qu'ils ne pussent trouver. Tous les écoliers, frappés par la clarté de ton esprit, la douceur de ton éloquence et la parfaite facilité de ton élocution, se hâtaient vers toi comme vers la plus limpide des fontaines de la philosophie. Ce qui, à ce qu'on dit, a causé ta ruine, ce fut l'amour de toutes les femmes et les lacets du désir avec lesquels elles prennent les libertins. Sur ce point je préfère me taire, plutôt que de dire quelque chose qui ne concorde pas avec notre ordre ou avec la règle de notre religion : parler de ce genre de choses est en général plus nuisible qu'utile. L'accumulation en toi de tous ces biens... t'a poussé à l'orgueil, commencement et peste de tous les maux, t'a enflammé de la façon la plus vaine... Au dire de ceux qui t'écoutaient, tu t'estimais supérieur à tous ceux qui, avant toi, s'étaient consacrés à l'étude de la sagesse, même aux saints. Mais le jugement et la bienveillance de Dieu tout-puissant ont fait s'évanouir le vent de l'orgueil...

 

Cette petite partie du corps que, par un jugement de Dieu et par un bienfait, tu as perdue, elle t'a nui et, tant qu'elle t'est restée, elle n'a pas manqué de te nuire : ta propre diminution te l'apprend mieux que je ne pourrais te le démontrer. Tout ce que te rapportait ta parole, si l'on excepte ce qu'il te fallait pour ton entretien, tu ne cessais, ainsi qu'on me l'a dit, de l'engloutir dans le gouffre de l'impureté; la dure avidité des courtisanes te ravissait tous tes biens... Ta grande pauvreté semblerait le prouver; en effet on a raconté que de toute cette richesse il ne restait que quelques guenilles lorsque le malheur t'a frappé. Tu souffres en ce moment du dommage causé à ton corps et, selon la vanité du siècle, tu t'estimes amoindri.

 

Donc, mon frère, ne te plains pas, ne t'attriste pas et ne te laisse pas troubler par cet accident ainsi qu'il est dit, t'apporte tant d'avantages et qui est irréparable.

 

'Tu avais confié tes membres au repos et au sommeil et tu ne te préparais à accomplir aucun mal lorsque des mains et un fer fatal n'hésitèrent pas à répandre pour rien ton sang. La bienveillance du vénérable évêque (de Paris, Gilbert 1116-1123) a pleuré ta blessure et ton dommage; dans la mesure du possible, il s'est efforcé de vaquer à la justice. Elle a pleuré la foule des chanoines généreux et des nobles clercs. Ils ont pleuré les citoyens de la Cité : ils jugeaient que ce crime était pour eux un déshonneur et que leur ville avait été souillée par l'effusion de ton sang. Pourquoi rappeler les plaintes de toutes les femmes qui, à l'annonce de cette nouvelle, inondèrent de larmes leurs visages parce qu'en toi elles avaient perdu leur chevalier. On eût dit que chacune, par le sort de la guerre, eût à déplorer perte de son époux ou de son ami. Un homme heureux ne sait pas qu'il est aimé. Pour toi, presque toute la Cité se morfondait de douleur.

 

Tu perds le fruit et les avantages d'une si grande peine. Tu fais du pontife de l'église parisienne, des chanoines et des frères de ton monastère des ennemis déterminés et acharnés contre toi. Faire de vains efforts, a dit l'historien, et ne rien obtenir si ce n'est la haine : c'est la pire des folies. Si tu réclames une vengeance dont ton âme est avide et qu'elle désire, ne te laisse pas ronger ni consumer par une douleur perpétuelle ; car cette vengeance est en grande partie accomplie. En effet ceux qui t'ont nui ont été mutilés eux‑mêmes et ont eu leurs yeux arrachés. Quant à celui qui nie que la chose ait été faite à son instigation (Fulbert), il a été privé de tous ses biens.

 

Cesse donc d'appeler les chanoines les « verseurs et les dilapidateurs» de ton sang, car ils ont rendu la justice autant qu il était en leur pouvoir. Écoute le bon conseil et la consolation d'un véritable ami : Tu es moine, tu as revêtu l'habit de la sainte religion non pas sous la contrainte, mais spontanément : il ne t'est pas possible de réclamer plus longtemps vengeance.

Textes choisis, présentés et partiellement établis par Louis Stouff
Traduction par Louis Stouff, Héloïse et Abélard : lettres, 10/18, UGE 1964, p.244
 

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