12. Il faut maintenant rappeler, pour l'édification de
la postérité, de quel secours fut, en bien des
occasions, pour la sainte Église, la science de l'homme
de Dieu,soit pour corriger les mœurs des chrétiens, soit
pour comprimer la fureur des schismatiques, soit pour
confondre les erreurs des hérétiques, Mais, en outre, à
combien de gens n'apprit-il pas à vivre au milieu du
siècle, avec sobriété, justice et piété? A combien
d'autres ne persuada-t-i1 point de renoncer au monde ?
Les déserts qu'il a peuplés de gens qui désertaient le
siècle, tant qu'il vécut, sont là pour le dire. C'est à
son ministère que semblent se rapporter ces paroles du
Prophète : « Il a changé les déserts en étangs, et les
terres arides en eaux courantes, et il y a établi des
gens affamés qui ont bâti une ville pour y demeurer,
ensemencé des champs et planté des vignes qui ont
produit d'abondantes récoltes; il les a bénis et ils se
multiplièrent à l'infini, et le nombre de leur bestiaux
n'a point diminué (Psal.,
CVI, 35 à 38). » Et, durant le grand schisme de
l’Église, avec quelle fidélité le serviteur de Dieu se
tint-il sur la brèche en présence du. Seigneur, poux
apaiser sa colère; suée quel succès il pria, il apaisa
le Très-Haut, et en obtint que l'épreuve eût un terme;
comme il devint l'instrument de la réconciliation au
moment où les haines étaient le plus animées! Sans
entrer sur tout cela dans de plus longs détails, qu'il
nous suffise de rapporter ce que le pape Innocent lui
écrivait à ce sujet. « C'est à vous, dit-il, à vous,
abbé Bernard, mon très cher
fils en Dieu, c'est à l'infatigable constance, au zèle
pieux et au discernement dont vous avez fait preuve pour
la défense de l'Église Romaine pendant le schisme de
Léon, c’est à l’énergie avec laquelle vous vous êtes
posés comme un mur d’airain autour de la maison
d’Israël, c’est au zèle avec lequel, par de nombreuses
et pressantes raisons, vous avez fait rentrer dans
l'unité catholique et replacé sous l'autorité du
successeur de Pierre, les rois, les princes et toutes
les puissances tant ecclésiastiques que séculières, que
sont dus les grands et précieux avantages dont l'Église
de Dieu et nous-mêmes jouissons à présent (Epist.,
CCCLII). » Mais il est bon de rapporter en peu de mots
en quoi ce fidèle et prudent serviteur a encore servi la
foi avec non moins de dévouement.
13. A cette époque vivait
Pierre Abélard, docteur insigne et
Très-Haut placé dans
l'opinion publique par sa réputation de science, mais
d'un enseignement dangereux pour la foi. Comme ses
écrits remplis de blasphèmes énormes commençaient à se
répandre de toutes parts, des hommes aussi pleins de foi
que, de science rapportèrent à l'homme de Dieu les
nouveautés profanes qu'ils renfermaient tant dans leurs
expressions que dans leur sens. Bernard, avec sa bonté
et sa bienveillance ordinaires, voulait, redresser
l'erreur et ménager l'amour-propre d'Abélard, il lui
donna donc secrètement de sages avis, et en agit envers
lui avec tant de modération et de raison, qu'il le
pénétra d'un vif regret de ses fautes et l'amena à s'en
remettre sur tous les points à son jugement et à se
corriger. Mais Abélard ne se fut pas plus tôt éloigné de
notre saint, que, stimulé par de fâcheux conseils, plein
de confiance dans les forces de son esprit et dans sa
longue expérience dans l'art de la chicane il oublia
le sage parti auquel il s'était arrêté, et demanda
avec instance à l'archevêque de Sens, son métropolitain,
de réunir, à bref délai, dans son église, un nombreux
concile, puis accusant notre abbé d'attaquer ses écrits
en secret, il ajoute qu'il est prêt à défendre ses
ouvrages à la face de tout le monde et demande, si notre
abbé a quelque chose à articuler contre lui, qu'on
l'appelle à ce concile. Il est fait suivant ses désirs;
mais notre abbé refuse d'abord nettement de se rendre à
cet appel et allègue que cette affaire n'est pas sienne.
Cependant, cédant plus tard aux conseils d'hommes
importants et craignant que son absence n'augmente le
scandale parmi le peuple et l'audace de son adversaire,
il consent à se mettre en route; mais ce n'est pas sans
tristesse et sans larmes qu'il fait cet effort sur
lui-même, ainsi qu'il le dit dans une lettre au pape
Innocent, dans laquelle il expose toute cette affaire en
détail et avec la plus grande clarté.
14. Au jour indiqué, devant
une nombreuse assemblée du clergé, le serviteur de Dieu
apporte les écrits d'Abélard et en signale les passages
erronés. Bref, on donne à celui-ci le choix, ou de nier
que ces ouvrages soient de lui ou de rectifier
humblement ses erreurs, ou enfin de répondre, s'il le
petit, aux raisons et aux preuves tirées des saints
pères qu'on lui opposera. Mais lui, qui ne voulait pas
se repentir et qui ne se sentait point en état de
résister à l'esprit de sagesse qui parlait contre lui,
en appelle, pour gagner du temps, au siège apostolique.
Alors, notre illustre avocat de la foi catholique lui
dit qu'il pouvait bien être certain qu'il ne serait rien
fait contre sa personne, l'engage à répondre en toute
liberté et toute sécurité et lui donne l'assurance qu'on
l'écoutera et le supportera avec toute la patience
possible, et qu'il n'a point à redouter de s'entendre
frapper d'aucune sentence ; mais il s'y refusa
péremptoirement. Plus tard, il avoua aux siens, à ce
qu'on dit, qu'à cette heure il sentit sa mémoire se
troubler, sa raison s'obscurcir et toute sa présence
d'esprit s'évanouir. Toutefois, le concile, en laissant
Abélard se retirer sans être inquiété, n'en condamna pas
moins ses erreurs, et, s'il épargna. sa personne,
sévit contre ses dogmes impies. Comment ce Pierre, qui
s'éloignait tant de la foi de Pierre, aurait-il pu
trouver un refuge auprès de la chaire de Pierre ? Aussi,
le Pontife assis sur le siège apostolique, enveloppant
dans la même sentence et les doctrines erronées et leur
auteur, condamna les écrits au feu et l'écrivain au
silence.
15. Il en arriva de même à
Gilbert de la Porrée, évêque
de Poitiers. C’était un homme très
versé dans les lettres sacrées, mais qui eut la
présomption de scruter des mystères trop profonds pour
sa faible intelligence. En effet, n'entendant point avec
simplicité l'unité et la simplicité,de la sainte
Trinité, il n'en parlait point selon la foi dans ses
écrits: distribuant à ses disciples des pains cachés et
leur versant à boire une eau dérobée, il ne s'expliquait
point d'une façon claire devant les personnes
compétentes, sur ce qu'il admettait ou plutôt sur ce
qu'il rejetait. Il craignait, en effet, le sort dont
Pierre Abélard l'avait, dit-on, menacé à Sens en lui
disant :
Ta maison sent le feu,
lorsque son voisin brûle.
A la fin pourtant, somme les
fidèles commençaient à se scandaliser fort à ce sujet et
que les murmures allaient toujours croissants, Gilbert
fut cité à comparaître et sommé de présenter l'ouvrage
où il avait vomi ses blasphèmes, graves sans doute, mais
cachés sous des paroles qui en déguisaient l'horreur. Ce
fut donc au concile tenu à Reims par le vénérable pape
Eugène, que Bernard, le champion de l'Église le plus
remarquable de ce temps, s'attaqua corps à corps à
Gilbert. Il commença avant tout par mettre en pleine
lumière ce que cet évêque s'était efforcé de déguiser
sous des subtilités de mots, puis, dans une discussion
qui ne dura pas moins de deux jours, il en fit voir le
faux, tant par ses propres raisonnements que par des
témoignages tirés des Saints Pères. Mais, s'apercevant
que plusieurs des pères du concile, tout en
reconnaissant les blasphèmes répandus dans la doctrine
de Gilbert, cherchaient cependant à le soustraire à la
peine qu'il avait méritée, il se sentit animé d'un saint
zèle, il fit une assemblée particulière des évêques de
l'Église de France qui partageaient
son avis, et on finit, dans une séance générale, où se
trouvaient réunis les évêques de dix provinces, ainsi
que d'autres évêques et d'autres abbés, par opposer aux
nouveaux dogmes un nouveau symbole que dicta l'homme de
Dieu. Tous ceux qui étaient présents le souscrivirent de
leur propre nom, afin que les autres pères du concile
sussent bien que leur zèle à tous n'était pas moins
irréprochable que leur foi. Voilà comment enfin l'erreur
en question se trouva condamnée parle jugement
apostolique et l'autorité de l'Église universelle.
Interrogé s'il se soumettait à sa condamnation, Gilbert
répondit en désavouant (a) publiquement ce qu'il avait
écrit et avancé précédemment, et obtint par là qu'on
usât d'indulgence à son égard. Ce qui détermina surtout
le concile à en agir ainsi, c'est que, dès le principe,
Gilbert avait eu la précaution de ne s'engager dans
cette discussion qu'en promettant de se soumettre sans
aucune obstination au jugement de l'Église et de
réformer lui-même ses erreurs sans attendre d'être
contraint à le faire.
OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M.
L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,
LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue
Delambre, 9, 1866
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm
Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se
reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003
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