GEOFFROY  D'AUXERRE
VIE DE SAINT BERNARD LIVRE III

CHAPITRE V. Erreurs de Pierre Abélard et de Gilbert de la Porrée;
 saint Bernard les réfute.

 

           12. Il faut maintenant rappeler, pour l'édification de la postérité, de quel secours fut, en bien des occasions, pour la sainte Église, la science de l'homme de Dieu,soit pour corriger les mœurs des chrétiens, soit pour comprimer la fureur des schismatiques, soit pour confondre les erreurs des hérétiques, Mais, en outre, à combien de gens n'apprit-il pas à vivre au milieu du siècle, avec sobriété, justice et piété? A combien d'autres ne persuada-t-i1 point de renoncer au monde ? Les déserts qu'il a peuplés de gens qui désertaient le siècle, tant qu'il vécut, sont là pour le dire. C'est à son ministère que semblent se rapporter ces paroles du Prophète : « Il a changé les déserts en étangs, et les terres arides en eaux courantes, et il y a établi des gens affamés qui ont bâti une ville pour y demeurer, ensemencé des champs et planté des vignes qui ont produit d'abondantes récoltes; il les a bénis et ils se multiplièrent à l'infini, et le nombre de leur bestiaux n'a point diminué (Psal., CVI, 35 à 38). » Et, durant le grand schisme de l’Église, avec quelle fidélité le serviteur de Dieu se tint-il sur la brèche en présence du. Seigneur, poux apaiser sa colère; suée quel succès il pria, il apaisa le Très-Haut, et en obtint que l'épreuve eût un terme; comme il devint l'instrument de la réconciliation au moment où les haines étaient le plus animées! Sans entrer sur tout cela dans de plus longs détails, qu'il nous suffise de rapporter ce que le pape Innocent lui écrivait à ce sujet. « C'est à vous, dit-il, à vous, abbé Bernard, mon très cher fils en Dieu, c'est à l'infatigable constance, au zèle pieux et au discernement dont vous avez fait preuve pour la défense de l'Église Romaine pendant le schisme de Léon, c’est à l’énergie avec laquelle vous vous êtes posés comme un mur d’airain autour de la maison d’Israël, c’est au zèle avec lequel, par de nombreuses et pressantes raisons,  vous avez fait rentrer dans l'unité catholique et replacé sous l'autorité du successeur de Pierre, les rois, les princes et toutes les puissances tant ecclésiastiques que séculières, que sont dus les grands et précieux avantages dont l'Église de Dieu et nous-mêmes jouissons à présent (Epist., CCCLII). » Mais il est bon de rapporter en peu de mots en quoi ce fidèle et prudent serviteur a encore servi la foi avec non moins de dévouement.

          13. A cette époque vivait Pierre Abélard, docteur insigne et Très-Haut placé dans l'opinion publique par sa réputation de science, mais d'un enseignement dangereux pour la foi. Comme ses écrits remplis de blasphèmes énormes commençaient à se répandre de toutes parts, des hommes aussi pleins de foi que, de science rapportèrent à l'homme de Dieu les nouveautés profanes qu'ils renfermaient tant dans leurs expressions que dans leur sens. Bernard, avec sa bonté et sa bienveillance ordinaires, voulait, redresser l'erreur et ménager l'amour-propre d'Abélard, il lui donna donc secrètement de sages avis, et en agit envers lui avec tant de modération et de raison, qu'il le pénétra d'un vif regret de ses fautes et l'amena à s'en remettre sur tous les points à son jugement et à se corriger. Mais Abélard ne se fut pas plus tôt éloigné de notre saint, que, stimulé par de fâcheux conseils, plein de confiance dans les forces de son esprit et dans sa longue expérience dans l'art de la chicane il oublia le sage parti auquel il s'était arrêté, et demanda avec instance à l'archevêque de Sens, son métropolitain, de réunir, à bref délai, dans son église, un nombreux concile, puis accusant notre abbé d'attaquer ses écrits en secret, il ajoute qu'il est prêt à défendre ses ouvrages à la face de tout le monde et demande, si notre abbé a quelque chose à articuler contre lui, qu'on l'appelle à ce concile. Il est fait suivant ses désirs; mais notre abbé refuse d'abord nettement de se rendre à cet appel et allègue que cette affaire n'est pas sienne. Cependant, cédant plus tard aux conseils d'hommes importants et craignant que son absence n'augmente le scandale parmi le peuple et l'audace de son adversaire, il consent à se mettre en route; mais ce n'est pas sans tristesse et sans larmes qu'il fait cet effort sur lui-même, ainsi qu'il le dit dans une lettre au pape Innocent, dans laquelle il expose toute cette affaire en détail et avec la plus grande clarté.
 

14. Au jour indiqué, devant une nombreuse assemblée du clergé, le serviteur de Dieu apporte les écrits d'Abélard et en signale les passages erronés. Bref, on donne à celui-ci le choix, ou de nier que ces ouvrages soient de lui ou de rectifier humblement ses erreurs, ou enfin de répondre, s'il le petit, aux raisons et aux preuves tirées des saints pères qu'on lui opposera. Mais lui, qui ne voulait pas se repentir et qui ne se sentait point en état de résister à l'esprit de sagesse qui parlait contre lui, en appelle, pour gagner du temps, au siège apostolique. Alors, notre illustre avocat de la foi catholique lui dit qu'il pouvait bien être certain qu'il ne serait rien fait contre sa personne, l'engage à répondre en toute liberté et toute sécurité et lui donne l'assurance qu'on l'écoutera et le supportera avec toute la patience possible, et qu'il n'a point à redouter de s'entendre frapper d'aucune sentence ; mais il s'y refusa péremptoirement. Plus tard, il avoua aux siens, à ce qu'on dit, qu'à cette heure il sentit sa mémoire se troubler, sa raison s'obscurcir et toute sa présence d'esprit s'évanouir. Toutefois, le concile, en laissant Abélard se retirer sans être inquiété, n'en condamna pas moins ses erreurs, et, s'il épargna. sa personne, sévit contre ses dogmes impies. Comment ce Pierre, qui s'éloignait tant de la foi de Pierre, aurait-il pu trouver un refuge auprès de la chaire de Pierre ? Aussi, le Pontife assis sur le siège apostolique, enveloppant dans la même sentence et les doctrines erronées et leur auteur, condamna les écrits au feu et l'écrivain au silence.
 

15. Il en arriva de même à Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers. C’était un homme très versé dans les lettres sacrées, mais qui eut la présomption de scruter des mystères trop profonds pour sa faible intelligence. En effet, n'entendant point avec simplicité l'unité et la simplicité,de la sainte Trinité, il n'en parlait point selon la foi dans ses écrits: distribuant à ses disciples des pains cachés et leur versant à boire une eau dérobée, il ne s'expliquait point d'une façon claire devant les personnes compétentes, sur ce qu'il admettait ou plutôt sur ce qu'il rejetait. Il craignait, en effet, le sort dont Pierre Abélard l'avait, dit-on, menacé à Sens en lui disant :

Ta maison sent le feu, lorsque son voisin brûle.

A la fin pourtant, somme les fidèles commençaient à se scandaliser fort à ce sujet et que les murmures allaient toujours croissants, Gilbert fut cité à comparaître et sommé de présenter l'ouvrage où il avait vomi ses blasphèmes, graves sans doute, mais cachés sous des paroles qui en déguisaient l'horreur. Ce fut donc au concile tenu à Reims par le vénérable pape Eugène, que Bernard, le champion de l'Église le plus remarquable de ce temps, s'attaqua corps à corps à Gilbert. Il commença avant tout par mettre en pleine lumière ce que cet évêque s'était efforcé de déguiser sous des subtilités de mots, puis, dans une discussion qui ne dura pas moins de deux jours, il en fit voir le faux, tant par ses propres raisonnements que par des témoignages tirés des Saints Pères. Mais, s'apercevant que plusieurs des pères du concile, tout en reconnaissant les blasphèmes répandus dans la doctrine de Gilbert, cherchaient cependant à le soustraire à la peine qu'il avait méritée, il se sentit animé d'un saint zèle, il fit une assemblée particulière des évêques de l'Église de France qui partageaient son avis, et on finit, dans une séance générale, où se trouvaient réunis les évêques de dix provinces, ainsi que d'autres évêques et d'autres abbés, par opposer aux nouveaux dogmes un nouveau symbole que dicta l'homme de Dieu. Tous ceux qui étaient présents le souscrivirent de leur propre nom, afin que les autres pères du concile sussent bien que leur zèle à tous n'était pas moins irréprochable que leur foi. Voilà comment enfin l'erreur en question se trouva condamnée parle jugement apostolique et l'autorité de l'Église universelle. Interrogé s'il se soumettait à sa condamnation, Gilbert répondit en désavouant (a) publiquement ce qu'il avait écrit et avancé précédemment, et obtint par là qu'on usât d'indulgence à son égard. Ce qui détermina surtout le concile à en agir ainsi, c'est que, dès le principe, Gilbert avait eu la précaution de ne s'engager dans cette discussion qu'en promettant de se soumettre sans aucune obstination au jugement de l'Église et de réformer lui-même ses erreurs sans attendre d'être contraint à le faire.

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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