UNE DÉFENSE D'ABÉLARD

L'APOLOGIE

DE L'ÉCOLÂTRE BÉRENGER

CONTRE SAINT BERNARD

Extraits


Bérenger de Poitiers né vers 1120, fervent défenseur d'Abélard "mon maître" dans une lettre à saint Bernard où il tourne en dérision lui et le concile de Sens. Editeur vers 1140 de la "confession de foi à Héloïse" d'Abélard. M. Clanchy

 

Abélard a pu cependant trouver quelque consolation dans l'attitude de certains de ses amis. A Sens, contre toutes les puissances ecclésiastiques réunies, un sous‑diacre de la cour romaine, Hyacinthe, a pris sa défense à l'indignation de Saint Bernard ; cet homme courageux devait cinquante ans plus tard être Pape sous le nom de Célestin 111 (1191‑1198). Il a eu aussi un autre avocat : l'écolâtre Bérenger, l'un de ses disciples les plus enthousiastes. Le personnage est assez mystérieux puisqu'on ne sait pas auprès de quelle église il exerçait ses fondions d'écolâtre (chargé de l'administration de l'école épiscopale). Cette Apologie est pleine d'exagérations et d'outrances mais elle a le mérite de nous donner du concile de Sens une image qui n'est pas celle présentée par l'abbé de Clairvaux dans son rapport au Pape et de nous révéler la violence des passions soulevées par le « cas Abélard ».Plus tard Bérenger s'excusera du ton de son plaidoyer : « Il (Saint Bernard) avait condamné Abélard, mon précepteur, la trompette de la foi, le champion de la loi divine, un homme qui marchait d'un pied royal dans les sentiers évangéliques. Il avait, dis‑je, condamné Abélard sans l'entendre : il avait étouffé sa voix. J'étais à cette époque un jeune homme; mes joues impubères ne s'ombrageaient que d'un léger duvet, et le désir de figurer dans les tournois scholastiques m'échauffait vivement la cervelle. Un combat véritable était une bonne fortune : je me mis en tête de justifier Abélard et de confondre l'audace de l'abbé. »

 

Bernard, tes écrits courent le monde : la renommée les publie en tous lieux. Et il ne faut pas s'étonner de son zèle à les propager : quels qu'ils soient, ne voyons-nous pas qu'ils sont approuvés par les grands personnages de l'époque? On s'étonne de trouver dans un homme étranger comme toi aux arts libéraux cette intarissable faconde dont les débordements ont déjà inondé toute la surface de la terre. A cela il faut répondre par un argument tiré du ciel : « Dieu est grand, ses oeuvres sont merveilleuses; et le doigt de l'Éternel est visible dans ce changement.» Mais je ne vois rien en ceci de bien surprenant. Ce qui serait en droit de nous surprendre c'est que la parole, au contraire, fût tarie chez toi, quand nous savons que ta verve enfantine se déployait déjà chansonnettes bouffonnes et en refrains de carrefours. Et certes nom ne nous fions point à de simples rumeurs : ton pays natal est garant de ce que nous avançons. N'est-il pas aussi resté gravé dans tes souvenirs, que dans tes tournois poétiques avec tes frères tu t'efforçais toujours de les surpasser par la finesse et la subtilité de l'invention ? C'était une grave injure et un cruel déboire pour toi de rencontrer un adversaire d'un esprit aussi alerte et aussi sémillant que le tien. Je pourrais insérer dans cet écrit quelques uns de ces écarts aimables, dont l'authenticité serait affirmée par des témoins dignes de foi; mais je craindrais de tacher mes pages par de pareilles gravelures. D'ailleurs, ce qui est connu de tout le monde n'a pas besoin de témoignages.

 

Ce talent si bien cultivé de l'imagination et de la plaisanterie est un instrument que tu appliques souvent aux choses divines, et les ignorants prennent pour de la profondeur et de la sublimité la creuse abondance de tes paroles et l'éloquence de tes futilités.

 

Depuis longtemps la renommée aux ailes rapides a répandu dans l'univers le parfum de ta sainteté, proclamé tes mérites, pompeusement prôné tes miracles. Nous vantions le bonheur des siècles modernes embellis de l'éclat d'un astre si brillant, et le monde, prêt à s'écrouler dans la perdition, nous paraissait raffermi par la puissance de ta vertu. Nos espérances soumettaient au commandement de ta voix la clémence du ciel, la température des saisons, la fertilité de la terre, la bénédiction des fruits.

Ton front touchait les nuages; tes rameaux selon le proverbe, surpassaient les montagnes par l'amplitude de leurs ombres. Tu as longtemps vécu si saintement, tu as introduit la réforme dans l'église par des institutions si belles (allusion au mouvement de réforme monastique sous l'impulsion de l'ordre, cistercien avec Saint Bernard à sa tête) qu'il nous semblait voir des démons rugir autour de ta ceinture : nous étions tous béatifiés de la gloire d'un si grand patronage.

 

Maintenant, ô douleur ! le voile est déchiré et la couleuvre endormie a enfin réveillé ses aiguillons. Laissant de côté tous les autres tu as pris Abélard pour point de mire de ta flèche, pour vomir contre lui le venin de ton erreur, pour le balayer de la terre des vivants, pour le placer au rang des morts. Tu convoques les évêques de toutes parts et dans le concile de Sens, tu le déclares hérétique, tu le retranches du sein de l'église comme un avorton. Tandis qu'il marche dans les voies de Jésus‑Christ, tu t'élances comme un brigand du plus profond des ombres et tu le dépouilles de sa robe sans couture. Tu invitais le peuple, dans tes prédications, à répandre pour lui ses prières devant Dieu ; mais, au fond de ton âme, tu te disposais à le mettre au ban de l'univers chrétien. Qu'est-ce le peuple avait à faire? Qu'est‑ce que le peuple pouvait demander à Dieu dans sa prière, quand il ne savait même pas pour qui il fallait prier  ?

 

C'est toi, l'homme de Dieu, qui siégeais avec Marie aux pieds du Seigneur et qui conservais dans ton coeur toutes ses paroles; c'est toi qui aurais dû brûler sous les regards du Très‑Haut le pur encens de ta prière sacrée, pour que ton coupable Pierre revînt à résipiscence, pour que la grâce le rendît tel que le soupçon ne pût l'entacher. Mais peut-être aimais-tu mieux lui voir un côté vulnérable, pour avoir l'occasion de le percer.

 

Enfin, après le dîner on apporte le livre d'Abélard. Un des assistants reçoit l'ordre d'en donner lecture à voix haute et sonore. Animé d'une haine secrète contre Abélard, arrosé d'ailleurs du jus de la vigne, non de cette vigne céleste qui s'est rendu témoignage à elle‑même par ces paroles : «je suis la vigne véritable», mais de celle qui a couché le patriarche sur le sol, et découvert sa nudité, cet homme entame la lecture d'une voix plus élevée qu'on ne l'avait demandé. Quelques moments après, vous eussiez vu les prélats s'inquiéter sur leurs sièges, trépigner, rire, plaisanter, si bien qu'il semblait s'agir non pas des intérêts du Christ, mais plutôt d'une joyeuse fête de Bacchus.

 

 Déjà le vin avait enseveli le coeur des prélats. Alors, comme dit le satirique: «Les pontifes repus cherchent à travers les fumées du vin ce que cette poésie du ciel leur raconte.» Enfin quand la voix du lecteur leur apporte quelque trait subtil et profond, nouveau pour leurs oreilles, il semble que leurs coeurs soient dépecés : ils grincent des dents; mâchent de stridentes menaces contre Abélard, et, mesurant avec leurs yeux de taupes la doctrine du philosophe : Nous laisserions vivre un pareil monstre! et branlant la tête, comme les Juifs : «Ah! Ah! disent-ils, voilà celui qui détruit le temple de Dieu.» Ainsi les paroles de lumière sont jugées par les aveugles, ainsi la sobriété est condamnée par l'ivresse.

 

Les vices de la procédure, l'ignorance des juges, l'infamie de la sentence, tout est ici; mais la lecture de l'Évangile nous console. Les pontifes, est-il dit, et les pharisiens sont réunis en concile, et ils ont dit : Que faire? Cet homme dit des choses merveilleuses. Si nous le renvoyons ainsi tout le monde croira en lui. Un d'entre eux, nommé Bernard, abbé, présidait le concile. Le voilà qui se lève et qui prophétise en disant : «Il est dangereux pour nous qu'un seul homme soit rejeté hors du peuple et que la nation ne périsse pas entièrement. » Dès ce jour, ils songèrent donc à le condamner, répétant cette parole de Salomon : «Tendons un piège à l'homme juste; dérobons-lui la grâce des lèvres. Trouvons le germe d'une accusation contre le juste.» Vous l'avez fait et vous ne l'avez que trop fait et vous avez dégainé vos langues de vipère contre Abélard.

Dans ce concile de vanité siégeait, contre l'ordonnance du psaume, un évêque de célèbre mémoire, qui ralliait l'assentiment général à l'autorité de sa parole. Tout ébranlé par l'orgie de la veille, il vient vomir entre deux hoquets, le discours que voici... «Abélard ne fait que troubler l'Église ; il rêve sans cesse de quelque nouveauté Ô temps! Ô moeurs ! voilà comment un aveugle juge le soleil.

 

Dans cette position si pleine d'angoisse, c'est à l'examen de Rome qu'Abélard demande secours et protection. « Je suis, fils de l'Église romaine, s'écrie-t-il je veux que ma cause soit jugée comme le serait celle de l'impie ; j'en appelle à César. » Mais l'abbé Bernard, dans le bras duquel se confient tous ces évêques, ne répond pas comme le gouverneur romain qui tenait Paul en prison : Puisque tu as fait appel à César tu iras devant César; il lui dit : « Tu as fait appel à César, mais tu n'iras pas devant César. » Il se hâte d'annoncer au légat apostolique ce qui a été fait, et aussitôt des lettres de condamnation contre Abélard partent du Saint-Siège et volent par toute l'Église de France. Elle est ainsi condamnée cette bouche, organe de la raison, trompette de la foi, séjour de la Sainte Trinité. On condamne Abélard, ô douleur et on le condamne lui absent, lui qu'on n'a pas entendu, lui qu'on n'a pas convaincu.

Mais il voulait corriger Abélard, disent les partisans de l'abbé. Si tu avais réellement l'intention de le rappeler à la pureté de la foi, pourquoi donc alors, homme de Dieu, lui imprimer à la face du peuple le sceau éternel du blasphème? Ensuite, était-ce dans la vue de le corriger que tu lui ôtais l'affection du peuple? La conséquence à tirer de cette conduite, c'est que tu étais enflammé contre Abélard, non du zèle de la correction, mais du désir de ta vengeance.

 

Tout le fiel de son coeur se retrouve dans la lettre furibonde qu'il adresse au pape Innocent : « Celui-là, dit-il, ne doit pas trouver de refuge près du siège de saint Pierre qui attaque la foi de saint Pierre.» Là, là, guerrier fougueux! Est-ce ainsi qu’un moine doit combattre ? Crois en Salomon : « Ne pousse point la justice jusqu'à l'extrême, de peur que l'égarement le ton zèle ne te couvre de confusion. » Celui-là n'attaque pas la foi de saint Pierre, qui professe hautement la foi de saint Pierre. Il doit donc trouver un refuge auprès du siège de saint Pierre. Souffre qu'Abélard soit avec toi chrétien ; et, si tu veux, il sera avec toi catholique. Et si tu ne veux pas, il n'en sera pas moins catholique. Car Dieu est pour tous et non pour un seul. Mais si tu maintiens ton accusation, nous allons examiner comment Abélard fait brèche à la foi de saint Pierre. Il écrit à Héloïse, servante du Seigneur, profondément versée dans la connaissance des saintes Écritures et toute cette lettre où il épanche son coeur, ressemble à l'orthodoxie des lignes suivantes (il cite alors la profession de foi d'Abélard publiée sous le titre de dernière lettre d'Abélard à Héloïse page 264).

 

Ma tâche aujourd'hui, celle que je dois remplir jusqu'au bout, sans la quitter, est de chercher pourquoi un homme qu'on place déjà au rang des saints et dont le nom fatigue toutes les bouches de la renommée, après avoir consigné lui-même dans ses écrits des opinions qu'il faut ensevelir dans un silence éternel, a lancé contre Abélard la formidable accusation d'Hérésie. De temps immémorial, il est universellement reconnu et la tradition est invariable sur ce point : un homme ne peut en condamner un autre pour un délit semblable à celui qu'il a commis lui-même. C'est là pourtant ce que tu as fait, Bernard, et ta conduite est à la fois pleine d'imprudence et d'impudence. Abélard s'est trompé, soit. Toi, pourquoi t'es‑tu trompé sciemment ou sans le savoir. Si tu t'es trompé sciemment, tu es l'ennemi de l'Église, la chose est claire. Si tu t'es trompé sans le savoir, comment serais-tu le défenseur de l'Église, quand tes yeux ne savent point distinguer l'erreur ? Or, tu t'es trompé, cela est hors de doute, en affirmant que les âmes tiraient leur origine du ciel (suit une longue diatribe contre Saint Bernard sur ce point).


Dans « Héloïse et Abélard lettres » Textes choisis, présentés et partiellement établis par Louis Stouff. 10 x 18, Union Générale d’Édition, Paris 1964.
 

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