PRÉFACE.
A son très aimable Père et
seigneur le souverain Pontife Innocent II, le frère
Bernard abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.
C'est à Votre Sainteté apostolique qu'on doit
s'adresser, quand le royaume de Dieu est en danger
ou souffre quelque scandale, principalement en ce
qui regarde la foi. Où trouver en effet un endroit
plus propre à réparer nos pertes que celui où on ne
peut errer en matière de foi, comme c'est le
privilège de votre siège apostolique? N'est-ce point
à Pierre en effet qu'il a été dit: u J'ai prié pour
voua eu particulier, afin que votre foi ne défaille
point (Luc., XXII, 32)? » C'est donc de son
successeur qu'il faut exiger ce qui est dit ensuite:
« Lors donc que vous serez converti, ayez soin de
confirmer vos frères. » Or c'est aujourd'hui, très
saint Père, qu'il est nécessaire d'accomplir cette
parole; il est temps d'exercer votre primauté, de
signaler votre zèle et d'honorer votre ministère.
Remplissez les devoirs de celui dont vous occupez la
place, en affermissant par vos avis la foi dans les
coeurs où elle est ébranlée et en écrasant sous le
poids de votre autorité, les corrupteurs de la foi.
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CHAPITRE I. Exposition et réfutation des dogmes
impies d'Abélard, sur la Trinité.
1. Il a paru en France un homme qui, d'ancien
docteur qu'il était Vient de se faire théologien, et
qui, après avoir passé les premières années de sa
jeunesse, dans les exercices de la dialectique,
vient à présent nous débiter ses rêveries sur
l'Ecriture sainte. Non content de réveiller des
erreurs depuis longtemps condamnées soit chez lui
soit chez les autres il en enfante même de
nouvelles. Se figurant tout savoir dans le ciel et
sur la terre, excepté le verbe je ne sais pas (a),
il jette les yeux sur tout, scrute les mystères
mêmes de Dieu, et, après ses investigations, vient
nous rapporter des choses qu'il n'est donné à aucune
langue humaine d'exprimer. Prêt à rendre raison de
tout, il prétend même expliquer ce qui dépasse la
raison, en dépit des règles de la foi et de la
raison elle-même. Qu'y a-t-il en effet de plus
contraire à la raison que de vouloir la faire servir
à se surpasser elle-même, et que peut-on voir de
plus opposé à la foi que de refuser de croire tout
ce qui dépasse la portée de la raison? Au reste,
voici le sens qu'il donne à ces paroles du sage:
«Celui qui croit trop vite est un homme léger
(Eccles., XIX, 4) : » Il dit que croire trop vite
(b) c'est faire marcher la foi avant la raison,
quoique le Sage ne parle point ici de la foi que
nous devons à Dieu, mais de la créance que les
hommes se doivent mutuellement. Or, le pape saint
Grégoire dit que la foi divine est sans mérite, dès
que la raison lui fournit des preuves, et il loue
les Apôtres d'avoir suivi le Sauveur dès le premier
commandement qu'il leur en fit (Grég. homil. XXVI,
in Evang.), persuadé que c'est dans le sens d'une
louange qu'il faut entendre ces paroles : « Il m'a
obéi , aussitôt qu'il a entendu ma voix (Psalm.
XVII, 48), » tandis que les disciples furent blâmés
d'avoir été lents et tardifs à croire (Marc., XVI,
19), Marie est louée d'avoir prévenu la raison par
la foi (Lue., i, 8) ; Zacharie au contraire est puni
d'avoir cherché dans sa raison les preuves de sa
foi. (Ibidem) ; enfin Abraham est estimé heureux
d'avoir cru ce qu'on lui faisait espérer contre
toute espérance (Rom., IV, 13).
2. Notre Théologien s'exprime tout autrement. A quoi
bon dit-il, parler pour instruire, si on ne rend pas
intelligible ce que l'on enseigne ? » Aussi, dans
l'espérance qu'il donne à ses disciples de leur
expliquer ce que la foi a de plus abstrait et de
plus sublime, il établit des degrés dans la Trinité,
des modes dans la majesté de Dieu, des nombres dans
l'éternité. Il enseigne que « Dieu le Père est la
puissance absolue, le Fils une certaine puissance
(a) et que le Saint-Esprit n'est pas une puissance;
que le Fils est à l'égard du Père ce qu'une certaine
puissance est à la puissance absolue, l'espèce au
genre, le matériel à la matière, l'homme à l'animal,
le cachet d'airain au métal dont il est fait. »
N'est-ce point aller plus loin qu'Arius lui-même?
Peut-on entendre de pareilles choses et ne pas se
boucher les oreilles à de semblables blasphèmes ?
Ces sentiments, ces nouveautés profanes et de
semblables expressions ne font-elles point horreur ?
Il dit encore que : « à la vérité le Saint-Esprit
procède du Père et du Fils, mais qu'il n'est pas de
la même substance qu'eux (b).» D'où vient-il donc?
Du néant, comme la créature, puisque selon l'Apôtre,
tout est sorti de Dieu. » Eh quoi? le Saint-Esprit
procéderait du Père et du Fils comme les autres
créatures, il serait produit du néant comme tous les
êtres créés et non point de l'essence de Dieu, en un
mot il serait créé comme tout ce qui est? Connaît-il
en effet un troisième moyen de le faire procéder du
Père et du Fils, tout habile qu'il soit à imaginer
des nouveautés et à se faire des idées, à inventer
des systèmes et à affirmer ce qui n'est pas comme ce
qui est? « Car, s'il était de la substance du Père,
dit-il, il serait engendré et, ainsi, le Père aurait
deux Fils. » Comme si tout ce qui sort d'une
substance était engendré par cette substance. Est-ce
que les poux, les lentes et les humeurs du corps ne
sortent point de la substance de la chair; sont-ils
pour cela engendrés par elle ? Et les vers, qui se
forment et qui naissent du bois pourri ne
sortent-ils point de la substance de ce bois,
quoiqu'ils n'en soient point engendrés ? Et les
teignes qui naissent de la substance même de nos,
vêtements en sont-elles engendrées pour cela? je
pourrais citer une multitude d'exemples pareils.
3. Après tout, je suis bien étonné qu'un homme qui
se pique de tant de subtilité et d'érudition, avoue
que le Saint-Esprit est consubstantiel au Père et su
Fils et soutienne en même temps qu'il ne procède
point de la substance de l'un et de l'autre. Est-ce
que par hasard, il voudrait faire procéder les deux
premières personnes de la troisième? Ce serait un
dogme inouï et abominable. Si le Saint-Esprit n'est
pas de la substance du Père et du Fils et si le Père
et le Fils ne sont point de celle du Saint-Esprit,
en quoi je vous prie, seraient-ils consubstantiels ?
Qu'il confesse donc avec l'Église que le
Saint-Esprit est de la substance de ceux de qui il
le fait procéder, ou qu'il déclare ouvertement avec
Arius, qu'il ne leur est point consubstantiel, mais
qu'il ut une simple créature. De plus, s'il est vrai
que le Fils soit de la substance du Père et que le
Saint-Esprit n'en soit point, il s'ensuit
nécessairement, qu'ils diffèrent l'un de l'antre,
non seulement en ce que le premier est engendré et
que l'autre ne l'est point, mais en ce que l'un est
de la substance du Père et que l'autre n'en est
point; or jamais l'Église a catholique n'a connu
cette dernière différence. Si nous l'admettons, que
devient la Trinité, que devient l'unité? Si, en
effet, selon son opinion, le Fils et le Saint-Esprit
ont plusieurs différences entre eux, et surtout
s'ils en ont une substantielle, comme il s'efforce
de l'établir, il n'y a plus d'unité; d'un autre
côté, si on dépouille le Saint-Esprit de la
substance du Père et du Fils, il n'y aura plus non
plus Trinité, mais dualité. Il n'est pas convenable,
en effet, d'admettre dans la Trinité une personne
qui, dans sa substance, n'a rien de commun avec les
deux autres. Qu'il cesse donc de séparer de la
substance du Père et du Fils le Saint-Esprit, qui
procède de l'un et de l'autre, s'il ne veut, par une
double impiété, ôter à la Trinité et attribuer à
l'unité un nombre qui les détruit, double résultat
que réprouve également la foi catholique. Mais ne
voulant pas paraître ne m'appuyer dans une telle
matière que sur des raisonnements humains, je
l'invite à lire une lettre de Saint-Jérôme à Avitus
(Hiér., tom. I, Epist. 59), où, parmi les blasphèmes
d'Origène qu'il réfute, il déteste celui par lequel
il soutient que le Saint-Esprit n'est pas
consubstantiel avec le Père. Je lui conseille
également de lire le livre de saint Athanase,
intitulé De l'unité de la Trinité; voici comment ce
père s'exprime: « Quand je parle d'un seul Dieu, je
n'exprime pas la seule personne du Père, attendu que
je ne nie
oint que son Fils et le
Saint-Esprit ne soient de la seule et même substance
du Père Athan., Liv. de unit, Trin.), »
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CHAPITRE II. On ne peut admettre ni différente
ni inégalité d'aucune sorte dans la Trinité.
4. Votre Sainteté voit comme les folles idées de ce
visionnaire détruisent la Trinité, divisent l'unité
et déshonorent la grandeur de Dieu. Car, quel que
soit Dieu, on ne peut douter qu'il soit l'être le
plus parfait a qu'on puisse concevoir. Si donc on
admet la moindre imperfection dans cette unique et
souveraine majesté considérée dans ses personnes; si
on retranche à l'une d'elles ce qu'on accorde à
l'autre ; le tout devient évidemment moins parfait
que ce qu'on peut concevoir de plus parfait,
puisqu'un tout infiniment parfait sorts tous
rapports, est plus parfait que celui qui ne l'est
que sous un certain rapport. Celui-là donc se fait
seul une juste idée de la grandeur de Dieu, autant
qu'il est capable de le concevoir, qui ne se figure
rien d'inégal là où tout est suprême ; rien de
divisé là où tout est un; rien de défectueux là où
tout est entier; rien d'imparfait rien à quoi il
manque quelque chose là où tout est tout. Le père
est tout, comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit
sont tout. Le Fils est tout, comme le Père et le
Saint,-Esprit sont tout; le Saint-Esprit est tout,
comme le Père et le Fils sont tout. Et ce tout n'est
qu'un dans les trois personnes sans partage et sans
diminution. Ces trois personnes sont le vrai et le
souverain bien, mais ce bien n'est pas divisé entre
elles, attendu qu'elles sont ce bien, non par
participation, mais par essence. Et lorsqu'on dit
avec beaucoup de vérité, que l'une a relation à
l'autre, que l'une est produite par l'autre, on
marque bien que les personnes, sont distinctes, mais
on ne divise point l'unité de leur nature. Si, en
parlant de l'essence de Dieu qu'on ne peut ni
comprendre ni exprimer, la foi et la religion nous
obligent de dire qu'une personne n'est point
l'autre, à cause de leurs propriétés personnelles,
ce n'est pourtant point qu'elles soient d'une nature
différente. C'est un être simple et unique, en sorte
que croire à la Trinité ce n'est pas nier l'unité,
et que confesser l'unité ce n'est point détruire les
propriétés des personnes. Après cela, loin de nous,
comme elles le sont de la vérité, ces comparaisons
exécrables, si contraires à la vérité, et qu'on
pourrait plus justement appeler des dissemblances,
tirées du genre et de l'espèce, du métal et du
cachet. En effet, le genre est supérieur à l'espèce,
et ils différent entre eux par leurs relations
réciproques, tandis que Dieu est unique; il ne
saurait donc y avoir jamais lin trait de
ressemblance entre une égalité si parfaite et une
disproportion si grande. Il faut en dire autant de
l'autre comparaison de l'airain en général et du
morceau d'airain en particulier dont se compose le
cachet. L'espèce étant inférieure au genre, comme je
l'ai dit plus haut, il faut bien nous garder de
penser qu'il y a la même différence entre le Fils et
le Père. Ne disons pas non plus, comme ce Docteur,
que le Fils est à l'égard du Père ce que l'espèce
est au genre, l'homme à l'animal, le cachet au métal
qui le compose, une certaine puissance à la
puissance absolue. Toutes ces choses ont entre
elles, un rapport naturel qui les subordonne les
unes aux autres, et par conséquent, elles n'ont
aucune proportion avec un être qui n'a rien de
dissemblable et d'inégal. Vous voyez combien il faut
être impie ou ignorant pour se servir de telles
comparaisons.
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CHAPITRE III. Doctrine absurde d'Abélard qui
attribue en propre et spécifiquement à une personne,
des noms absolus et essentiels, réfutation de cette
doctrine.
5. Mais considérez encore ce qu'il pense, ce qu'il
enseigne et ce qu'il écrit. Il dit que la puissance
appartient au Père et la sagesse au Fils, d'une
manière propre et spécifique. Or cela est faux. En
effet, il est très vrai et parfaitement orthodoxe de
dire que le Père est la sagesse, et le Fils, la
puissance; mais ce qui est commun à tous les deux ne
saurait être propre à l'un. Il n'en est pas des noms
absolus comme des noms de relations ceux-ci
n'expriment que ce qu'une personne est par rapport à
l'autre, ils sont en effet propres à chaque personne
et incommunicables de l'une à l'autre. Le Père n'est
point le Fils, et le Fils, n'est point le Père; car
on désigne par le nom de Père ce qu'il est, non pas
en lui-même mais par rapport au Fils; et, par le nom
de Fils, non pas ce que ce dernier est en soi, mais
ce qu'il est par rapport au Père. Il n'en est pas de
même des noms absolus de puissance, de sagesse et
d'autres attributs; il n'y a que ceux de Père et de
Fils qui soient propres au Père et au Fils, parce
qu'ils expriment une relation personnelle : » Cela
est vrai, dit-il, mais pour moi la tout-puissance
est comme la propriété du Père, parce que non
seulement il est tout-puissant comme les deux autres
personnes, mais que de plus il est le seul qui ne
tienne l'être que de lui-même, non d'un autre, en
sorte qu'il est le principe de la puissance comme de
son existence (Abélard, Théolog., lib. I, pag. 990).
» O second Aristote ! Si cette raison est valable,
ne prouve-t-elle point aussi que la sagesse et la
bonté sont propres au Père, puisqu'il ne tient pas
moins de lui-même la sagesse et la bonté que l'être
et le pouvoir? S'il en convient, comme il est forcé
de le faire par son propre raisonnement, que
devient, je vous le demande, cette belle division
par laquelle il attribue la puissance au Père, la
sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit, d'une
manière propre et particulière a chacun? Il est
impossible en effet qu'une même chose soit commune à
deux personnes et propre à chacune. Qu'il choisisse,
il faut qu'il refuse la sagesse au Père pour
l'attribuer au Fils, ou qu'il l'ôte au Fils pour la
donner au Père; qu'il accorde la. bonté au
Saint-Esprit en l'ôtant au Père ou qu'il la donne au
Père en l'ôtant au Saint-Esprit; ou bien il faut
qu'il cesse de leur rendre propres des noms qui leur
sont communs et d'attribuer la puissance en
particulier au Père par la raison qu'il ne la tient
que de lui-même, de peur d'être contraint par son
raisonnement de lui attribuer également en propre la
sagesse et la bonté, puisqu'il les tient également
de lui-même.
6. Mais écoutons encore notre Théologien et voyons
sa théorie dans la contemplation des mystères
divins. Après avoir dit que la toute-puissance (a)
est propre au Père, comme je l'ai fait remarquer
plus haut, il en fait consister la plénitude et la
perfection à régir et à discerner; puis il dit que
la sagesse est propre au Fils et il la définit, non
pas simplement une puissance, mais une certaine
puissance, c'est-à-dire la puissance de discerner.
Peut-être craint-il de manquer de respect au Père
s'il accordait autant au Fils qu'à lui, et que
n'osant donner au Fils la puissance entière il ne
lui en accorde que la moitié. Il explique sa pensée
par des exemples, et il dit que la puissance de
discerner, qui n'est autre que le Fils, est une
espèce de puissance, comme l'homme est une espèce
d'animal, et le cachet d'airain une portion
d'airain; et que la puissance de discerner est à
l'égard de celle de régir et de discerner,
c'est-à-dire que le Fils est par rapport au Père, ce
que l'homme est par rapport à l'animal, le cachet
d'airain par rapport à l'airain en général. « De
même dit-il que dès que le cachet est d'airain, il
s'ensuit qu'il y a de l'airain et que dès qu'on est
homme il s'ensuit qu'on est animal, sans toutefois
que la réciproque soit vraie; ainsi la sagesse étant
en Dieu la puissance de discerner, il s'ensuit
qu'elle est elle-même une puissance divine, sans que
la proposition réciproque soit vraie pour cela. » Eh
quoi, voulez-vous donc que, suivant votre parallèle,
on dise que le Fils, en tant que Fils, est
nécessairement le Père, et que l'un est ce qu'est
l'autre, quoique la proposition contraire soit
fausse? Si vous vous exprimez ainsi vous êtes
hérétique, et si vous ne dites point cela, votre
comparaison ne vaut rien.
7. Mais pourquoi vous mettre l'esprit à la torture
et aller chercher votre comparaison si loin.
Pourquoi tant de détours pour la tirer de choses si
disproportionnées? Pourquoi l'inculquer par une
foule d'expressions vaines, et la présenter comme
une merveille, si elle n'a aucun rapport avec
l'objet auquel on l'applique? Le point capital
n'est-il pas de nous montrer par l'application que
vous en faites, quel rapport il y a entre le Père et
le Fils? Selon vous, qui dit homme suppose animal,
mais on ne peut renverser la proposition, parce que
dans les règles de votre logique, l'espèce suppose
le genre, tandis que le genre ne suppose point
nécessairement l'espèce. Donc, si votre comparaison
est juste, puisque vous rapportez le Père au genre
et le Fils à l'espèce, il s'en suit, selon vous,
qu'on ne peut supposer le Fils sans supposer le
Père, et néanmoins que la proposition contraire est
fausse. Car de même que l'homme est nécessairement
animal, sans que la proposition puisse se renverser,
ainsi le Fils est nécessairement Père sans que la
réciproque soit vraie. Mais la foi orthodoxe
repousse votre sentiment; elle nous apprend en effet
que le Père n'est point le Fils et que le Fils n'est
point le Père; qu'autre est le Père, autre le Fils,
quoique le Père ne soit pas d'une autre essence que
le Fils ; car lorsque la foi se sert de ces
expressions, autre personne et autre substance,
c'est pour distinguer les propriétés des personnes
et l'unité indivisible de leur essence. Elle tient
le milieu de la voie droite et royale, sans
s'écarter à droite en confondant les personnes et
sans se détourner à gauche en divisant leur essence.
Si vous prétendez, parce que Dieu est un être
simple, que dès que le Fils est, il faut que le Père
soit, votre raisonnement n'est pas plus juste pour
cela, car le propre d'une proposition relative est
qu'elle peut se convertir en une proposition
réciproque également vraie; or il n'en peut être
ainsi de votre comparaison tirée du genre et de
l'espèce, du métal et du cachet. Il est bien vrai
que s'il y a Père, il y a Fils, et que s'il y a
Fils, il y a Père, à cause de la simplicité de
l'être de l'un et de l'autre ; mais il n'en est pas
de même des deux termes d'homme et d'animal,
d'airain et de cachet d'airain, attendu qu'on ne
peut convertir la proposition où ils se trouvent en
une réciproque qui soit vraie. En effet, s'il est
vrai que l'homme existant, il s'ensuit que l'animal
existe aussi, il ne l'est pas de dire que
réciproquement quand l'animal existe, l'homme existe
également. De même, s'il y a un cachet d'airain, il
s'ensuit bien qu'il y a de l'airain; mais de ce
qu'il y a de l'airain, on ne peut pas en conclure
qu'il y ait un cachet de ce métal. Mais passons à
d'autres points.
8. Nous venons de voir que, selon ce Docteur, le
Père est toute-puissance, le Fils n'est que
puissance; voyons ce qu'il pense du Saint-Esprit. La
bonté par excellence, dit-il, et par ce nom, il
désigne le Saint-Esprit, n'est en Dieu ni puissance
ni sagesse. Je voyais Satan tomber du ciel comme la
foudre (Luc., X, 18); telle doit être la chute d'un
homme qui s'élève trop haut dans ses pensées et se
complaît -en des choses qui dépassent sa portée.
Vous voyez, très saint Père, par quels degrés il
s'élève, ou plutôt dans quels abîmes il se précipite
Une toute-puissance, une demi puissance, un néant de
puissance. Ces termes seuls me font frémir
d'horreur; il n'en faut pas davantage pour en
montrer la fausseté. Néanmoins, tout troublé que je
sois, il me vient dans la mémoire un passage que je
vais rapporter ici pour repousser l'injure faite au
Saint-Esprit. Il est appelé par Isaïe : «un Esprit
de sagesse et de force;» il ne m'en faut point
davantage, non pour réprimer, mais du moins pour
confondre l'audace de ce Docteur. O discours
sublime? Quand l'injure que vous faites au Père et
au Fils vous serait remise, pouvez-vous espérer le
pardon de votre blasphème contre le Saint-Esprit?
L'ange du Seigneur attend et va vous exterminer; car
vous avez dit: « Le Saint-Esprit n'est en Dieu ni
puissance, ni sagesse. » Voilà comment l'orgueilleux
ne s'élève que pour tomber de plus haut.
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CHAPITRE IV. Abélard avait défini la foi, une
estimation, une opinion, saint Bernard le réfute.
9. Après tout, qu'y 'a-t-il d'étonnant qu'un homme,
qui se permet de tout dire, ose se jeter sur les
mystères de la foi, et porter une main
irrespectueuse et violente sur les trésors secrets
de la piété, lui qui parle de la foi même, d'une
manière si contraire à toute foi et à toute piété.
Dès les premières lignes de sa Théologie ou plutôt
de sa Stultologie, il définit la foi une opinion,
comme s'il était loisible à chacun de penser et de
dire ce que bon lui semble, comme si les mystères de
notre foi dépendaient du caprice de l'esprit humain,
quand au contraire ils sont appuyés sur les solides
et inébranlables fondements de la vérité. Mais si
notre foi est douteuse, notre espérance est vaine,
nos martyrs sont des insensés d'avoir essuyé mille
tourments pour une récompense incertaine et commencé
un exil éternel par une mort douloureuse, en vue
d'un bonheur qui ne leur était point assuré. A Dieu
ne plaise que nous ayons ces idées de la foi et de
l'espérance. Ce que la foi nous propose à croire est
fondé sur la vérité même, démontré par la
révélation, assuré par les miracles, consacré par
l'enfantement de la Vierge, scellé du sang du
Sauveur et confirmé par sa glorieuse résurrection.
Or, tant de témoignages sont invincibles; enfin,
pour surcroît de certitude, le Saint-Esprit rend
témoignage à notre esprit que nous sommes le enfants
de Dieu. Après cela, qui sera assez téméraire pour
dire que la foi n'est qu'une simple opinion, à moins
de n'avoir point encore reçu le Saint-Esprit,
d'ignorer l'Évangile ou de ne le regarder que comme
un tissu de fables? « Je connais, dit l'Apôtre, je
connais celui en qui je crois et j'ai pleine
certitude (I Tinos., I, 12); » et vous, vous venez
murmurer à mes oreilles que la foi est une opinion,
et vous me proposez comme douteux ce qu'il y a au
monde de plus certain! Saint Augustin fait un tout
autre raisonnement: « La foi, dit-il, n'est point
une conjecture ou une opinion qui naisse dans notre
âme à la suite de nos réflexions; elle est une
science certaine acclamée par la conscience. » Il
s'en faut donc, mais il s'en faut de beaucoup que la
foi chrétienne soit renfermée dans les bornes
qu'Abélard lui trace. Laissons ces opinions aux
philosophes de l'Académie, qui se sont fait un
principe de douter de tout et de n'être sûrs de
rien. Pour moi, me rangeant avec une entière
sécurité du côté du Docteur des nations, je tiens
avec lui pour certain que je ne serai point trompé.
J'aime, je l'avoue, sa définition de la foi, quoique
Abélard semble la désapprouver indirectement. « La
foi, dit-il, est la substance dés choses qu'on
espère; et la conviction de celles qu'on ne voit
point (Hebr., XI, 1). » Elle est donc la substance
même des choses qu'on doit espérer, non point un
tissu de choses vaines et conjecturales. Vous
l'entendez, c'est la substance; il ne vous est donc
point permis de penser et de disputer dans les
choses de foi selon votre caprice, ni de vous
laisser emporter ça et là, au gré des vaines
opinions, à travers les chemins non frayés de
l'erreur. Le mot substance indique quelque chose de
fixe et de sûr, il vous enferme dans des limites
bien précises et resserre votre esprit dans des
bornes certaines. Enfin la foi n'est pas une opinion
mais une certitude.
10. Mais je vous prie de considérer le reste. Je
passe sous silence ces propositions, que Notre
Seigneur n'a point eu l'esprit de crainte; que la
crainte pure et chaste ne subsistera point en
l'autre monde; qu'après la consécration du pain et
du vin, les espèces qui restent encore subsistent
dans l'air; que les démons se servent des pierres et
des herbes pour produire certaines impressions sur
nos sens et pour réveiller nos passions, selon que
leur subtile malignité leur apprend à discerner dans
ces choses naturelles une vertu propre à les
exciter; que le Saint-Esprit est l'âme du monde et
que par conséquent le monde, qui est un animal selon
Platon, est un animal d'autant plus excellent qu'il
a pour âme le Saint-Esprit même. Et à ce propos, en
voulant faire un chrétien de Platon, il se montre
païen lui-même. Je passe tous ces points sous
silence, ainsi que beaucoup d'autres rêveries encore
pour en venir à des choses beaucoup plus
importantes, quoique je n'aie pas l'intention d'y
répondre pleinement, car cela demanderait de gros
volumes; je ne parle que de ce que je ne puis taire.
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CHAPITRE V. Saint Bernard reproche à Abélard de
préférer ses opinions et ses rêveries au sentiment
unanime des Pères; surtout quand il prétend que le
Christ ne s'est pas incarné pour délivrer l'homme de
la puissance du démon.
11. Ce téméraire Docteur va jusqu'à scruter les
secrets de Dieu même, et il ose attaquer le mystère
de notre rédemption, dans son Livre des sentences et
dans son Explication de l'Épître aux Romains; j'ai
lu (a) ces deux traités, où il ne commence par
exposer sur ce point le sentiment unanime des Pères,
que pour le rejeter ensuite, en se flattant d'en
avoir un meilleur, et se met ainsi fort peu en peine
de ces paroles du Sage: ne franchissez point les
bornes que vos pères ont posées (Prou., XXI, 28). II
faut savoir, dit-il, que tous nos docteurs, depuis
les apôtres, conviennent que l'homme était sous
l'empire du démon et lui appartenait justement,
puisqu'il s'était volontairement donné à lui, par un
abus de son libre arbitre, en vertu de la maxime que
le vaincu devient l'esclave de son vainqueur. C'est
pour cette raison, continue-t-il, que, selon ces
mêmes docteurs, il a fallu que le Fils de Dieu
s'incarnât; l'homme coupable ne pouvant être
affranchi du joug du démon que par la mort de
l'homme innocent. Mais, pour moi, dit-il, je crois
que le démon n'a jamais eu sur l'homme d'autre
pouvoir que celui qui lui a été donné, en qualité de
geôlier, et je crois aussi que le Fils de Dieu ne
s'est point incarné pour le délivrer «
Qu'est-ce qu'il y a de plus insupportable dans ces
paroles? Est-ce le blasphème, est-ce l'orgueil de
celui qui les a écrites? Est-ce son impudence ou son
impiété que nous qualifierons de plus criminelle?
Une bouche qui se permet de parler ainsi, ne
mériterait-elle pas d'être fermée à coups de bâton
plutôt que réduite au silence par une réfutation en
règle? Tout le monde ne devrait-il point lever la
main contre lui, puisqu'il ose la lever lui-même
contre tout le monde ? Tous, dit-il, sont de ce
sentiment, mais moi, je ne le partage point avec
eux. Quel est donc le vôtre, qu'a-t-il de meilleur
que celui des Pères? Qu'avez-vous inventé de si
subtil? Quelle révélation nouvelle vous vantez-vous
d'avoir que les Saints et les Sages n'aient point
connue? Je crains qu'il ne nous donne que de l'eau
dérobée et du pain volé.
12. Mais, quoi qu'il en soit, dites-nous, je vous
prie, ce que vous pensez et que nul autre n'a pensé
avant vous. Est-ce que le Fils de Dieu ne s'est
point fait homme pour racheter l'homme? Vous êtes
absolument seul de votre avis. Où l'avez-vous pris?
Ce n'est bien certainement ni chez le Sage, ni chez
aucun prophète, ni chez l'Apôtre, ni surtout chez le
Seigneur. Le Docteur des nations ne nous apprend que
ce qu'il a lui-même appris à l'école du Seigneur (I
Corinth., XI, 23), et le Docteur de tous les hommes
déclare que sa doctrine n'est pas sa doctrine,
attendu, dit-il, que « ce d'est pas de moi-même que
je parle (Joan., VII, 16, XIV, 10 et VIII, 44). »
Mais vous, c'est de votre propre fonds que vous
parlez, et ce que vous nous enseignez vous ne le
tenez de personne. Or c'est le propre du menteur de
ne parler que d'après lui-même; gardez donc pour
vous ce qui est à vous; pour moi, je ne veux écouter
que les prophètes et les apôtres, je prétends ne
suivre que l'Évangile, mais non pas celui que Pierre
Abélard a fabriqué. L'Église ne veut point non plus
de ce cinquième évangile. Qu'enseignent la loi, les
prophètes, les apôtres et les hommes apostoliques?
précisément, ce que vous êtes seul à rejeter; à
savoir que Dieu s'est fait homme pour sauver
l'homme. Si quelque ange du ciel venait m'annoncer
un autre Evangile, il serait pour moi un anathème.
13. Mais, comme vous dépassez en lumières ceux qui
furent vos maîtres, vous rejetez le sentiment de
tous les docteurs que l'Église a comptés depuis les
apôtres, en ajoutant même avec audace que, s'ils
pensent tous de même, vous, vous ne pensez point
comme eux. Après une semblable déclaration, c'est en
vain que je vous proposerais leur foi et leur
doctrine, puisque vous les proscrivez d'avance; mais
je vous citerai les prophètes. Or l'un d'eux, ou
plutôt le Seigneur même, par sa bouche, tient ce
langage au peuple qu'il devait conquérir et dont
Jérusalem était la figure : « Je te sauverai, je te
délivrerai, ne crains pas (Soph., III, 16).» De
quelle puissance, me demandez-vous, le
délivrera-t-il? Car, vous prétendez que le démon n'a
point et n'a jamais eu de puissance sur l'homme, ce
que je ne vous accorde pas plus que les Pères.
D'ailleurs en aurait-il moins parce que je dirais
avec vous, qu'en effet il n'en a aucune? C'est en
vain que vous niez cette puissance et que vous
refusez de la reconnaître, car elle est avouée et
reconnue par ceux « que le Seigneur a rachetés et
sauvés des mains de l'ennemi (Psalm. CVI, 2) ; » et
vous-même vous la reconnaîtriez comme eux, si vous
n'étiez encore sous sa main; mais, n'étant pas du
nombre des rachetés, vous ne parlez point comme eux;
si vous en étiez, vous connaîtriez votre Rédempteur
et vous avoueriez que vous avez été racheté. Celui
qui ne sait pas qu'il est esclave, ne soupire point
après la liberté. Mais ceux-là ont senti le poids de
leur servitude qui ont crié vers le Seigneur et que
le Seigneur a exaucés et délivrés de la main de leur
ennemi. Mais pour nous faire comprendre de quel
ennemi ils ont été délivrés, le Prophète ajoute ; «
Ceux qu'il a rachetés, il les a rassemblés de divers
pays pour n'en faire qu'un, seul peuple (Psalm. CVI,
6). » Or commencez par reconnaître que celui qui les
a ainsi rassemblés, c'est ce même Jésus dont Caïphe
a prophétisé dans l'Évangile, en disant qu'il devait
mourir pour son peuple. Or celui qui nous rapporte
cette prophétie continue en disant : il mourut « non
seulement pour son peuple, mais encore pour réunir
tous les enfants de Dieu qui étaient dispersés, afin
d'en former un seul peuple (Joan., XI, 51 et 52). »
Où étaient-ils dispersés? Dans tout l'univers. Il a
donc rassemblé de tous les pays ceux qu'il avait
rachetés, et il ne les aurait point rassemblés s'il
ne les avait point rachetés, car ils n'étaient pas
seulement dispersés, ils étaient captifs de plus;
aussi les racheta-t-il d'abord, puis il les
rassembla. Il les racheta, non pas des mains de
leurs ennemis, dit l'Évangéliste, mais des mains «
de leur ennemi, » attendu que s'ils étaient
dispersés dans tous les pays, ils n'avaient pourtant
qu'un seul et unique ennemi. Aussi ne les a-t-il
point réunis d'une seule contrée, mais de plusieurs
contrées, du Levant et du Couchant, des régions de
l'Aquilon et de celles de la mer. Quel est donc ce
conquérant unique et puissant qui étend sa
domination non sur un peuple, mais sur toutes les
contrées du monde? C'est sans doute celui qui nous
est représenté par un prophète «engloutissant un
fleuve (Job., XL, 18), » c'est-à-dire le genre
humain tout entier, et « devant boire tout le
Jourdain, » c'est-à-dire tous les élus. Heureux ceux
qu'il engloutira de la sorte pour les rendre ensuite
à leur cours, et ceux qui entreront en lui pour en
sortir un jour.
14. Mais peut-être refusez-vous aussi d'ajouter foi
aux prophètes, maintenant qu'ils sont tous d'accord
ensemble touchant le pouvoir du diable sur l'homme.
Eh bien ! venons-en aux apôtres, puisque vous
rejetez le témoignage des Pères qui les ont suivis,
et rangez-vous à leur avis, peut-être bien vous
arrivera-t-il ce que l'un d'eux souhaite à certains
pécheurs, en disant: « Que Dieu les convertisse,
leur manifeste sa vérité et les tire des liens du
démon qui les tient captifs et les mène à son gré (I
Tim., II, 25). » Voilà le langage de l'Apôtre; il
déclare que le démon gouverne les hommes à son gré,
et vous, vous prétendez le contraire. Mais si vous
ne vous en rapportez point au témoignage de Paul,
rendez-vous du moins à celui du Seigneur. Or il
l'appelle «le fort armé et le prince de ce monde
(Joan., xiV, 30), » le maître des meubles qui sont
dans sa maison. Comment, après cela, s'imaginer que
le démon n'a aucun pouvoir sur les hommes? A moins
que vous ne souteniez que le monde n'est point
figuré par cette maison, ni les hommes par les vases
dont elle est pourvue. Mais si la maison du diable
n'est autre que le monde tout entier, si les'
meubles qui la remplissent ne désignent pas autre
chose que les hommes, comment nier le pouvoir du
diable sur les hommes? De plus, le Seigneur dit
encore à ceux qui viennent se saisir de sa personne.
«C'est maintenant votre heure et le temps de la
puissance des ténèbres (Luc., XXII, 53), » puissance
que l'Apôtre reconnaît aussi de son côté, quand il
dit: « C'est Dieu qui vous a délivrés de la
puissance des ténèbres et vous a transportés dans le
glorieux empire de son Fils (Colos., I, 13). »
D'ailleurs, le Sauveur a reconnu que le démon avait
empire même sur lui, de même que Pilate, qui n'était
que l'instrument du diable; il a dit en effet: «
Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, si vous ne
l'aviez reçu d'en haut (Joan., XIX, 11). » Si le
bois vert a ressenti ce pouvoir à un si haut point,
comment le bois sec y serait-il soustrait ? Je ne
pense point . qu'il dise que ce pouvoir est injuste,
puisqu'il vient d'en haut; il faut donc qu'il
reconnaisse non seulement que le démon a un empire
sur les hommes, mais encore que cet empire est
juste, et qu'il en vienne à cette conclusion, que
c'est pour en délivrer l'homme, que le Fils de Dieu
s'est incarné. Au reste, quand je dis que le pouvoir
du démon sur nous est juste, je ne dis pas que sa
volonté le soit. Le démon usurpe ce pouvoir, l'homme
s'y assujettit lui-même; tous deux sont criminels;
Dieu seul est juste en soumettant l'un au pouvoir de
l'autre. Car ce n'est pas le pouvoir, mais bien la
volonté qui nous rend justes ou injustes. Ainsi
cette espèce de pouvoir que le démon s'est acquis
sans justice, qu'il a même usurpé par sa malice, ne
laisse pas de lui avoir été attribué avec justice.
Mais s'il était juste que l'homme fût esclave, la
justice ne se trouvait ni de son côté ni de celui du
démon, elle était uniquement du côté de Dieu.
Haut du document
CHAPITRE VI. Dans l'oeuvre de la délivrance de
l’homme reluit non seulement la miséricorde, mais
aussi la justice de Dieu.
15. Mais, si la servitude de l'homme est un effet de
la justice, sa délivrance est l'oeuvre de la
miséricorde, et d'une miséricorde mêlée de justice,
car il entrait dans les vues de la miséricorde du
Libérateur d'user de justice plutôt que de puissance
comme d'un remède plus propre que tout autre, à
détruire l'empire du démon. Car de quoi était
capable l'homme esclave du péché et du démon, pour
recouvrer la justice dont il était déchu? Il fallait
qu'on lui imputât une justice étrangère, puisqu'il
n'en avait aucune en propre. C'est ce qui fut fait.
Lé prince de ce monde s'est présenté, et quoiqu'il
n'ait rien trouvé dans le Seigneur qui lui donnât
droit sur lui, il n'en a pas moins porté les mains
sur cet homme innocent; voilà comment il a mérite de
perdre le pouvoir même qu'il avait sur l'homme
coupable. Lorsque celui qui n'était point soumis à
l'empire de la mort fut injustement condamné, il en
a justement délivré, ainsi que de la servitude du
démon celui qui y était sujet; il n'est pas juste,
en effet, que l'homme paie deux fois sa dette. C'est
l'homme qui doit, c'est l'homme qui a payé. Car, dit
l'Apôtre « Si un seul homme est mort pour tous les
autres, il s'en suit que tous les autres sont morts
en lui (II Corinth., V, 15), » parce qu'on leur
impute la satisfaction donnée par celui-ci. Comme il
s'est chargé des péchés du genre humain, on ne fait
point de différence entre celui qui fait le péché
(a) et celui qui l'expie, attendu que les membres ne
font qu'un seul et même corps avec leur chef
Jésus-Christ; or, le chef a satisfait pour ses
membres, le Christ a souffert pour ses propres
entrailles, lorsque, selon l'Évangile de Paul, qui
dément celui de Pierre — Abélard, — « Jésus-Christ
est mort pour nous et nous a fait revivre avec lui,
quand il a expié nos péchés, effacé et détruit la
cédule de notre condamnation, en l'attachant à sa
croix, et qu'il a dépouillé les Principautés et les
Puissances ennemies (Coloss., II, 13). »
16. Plaise au Ciel que je sois parmi les dépouilles
qui ont été enlevées aux puissances adverses et que
je sois passé avec les autres aux mains du Seigneur!
Si Satan court après moi, comme Laban courut après
Jacob, et s'il se plaint aussi que je me sauve sans
l'avoir prévenu, qu'il sache que je dois m'échapper
de chez lui, comme je m'étais enfui de chez le
premier maître que je servais avant lui, sans
prendre congé de lui; que si le péché fut la cause
secrète de mon esclavage, une justice plus
impénétrable encore est la cause de ma délivrance.
Eh quoi, j'ai été vendu gratuitement et je ne serais
pas racheté de la même manière! Si Assur me
tyrannise injustement, pourquoi lui rendrai-je
compte de mon évasion? S'il me dit que c'est mon
père qui m'a livré d lui, je lui répondrai que c'est
mon frère qui m'a tiré de ses mains. Si j'ai
participé au péché d'autrui, pourquoi ne
participerai-je pas à la justice d'un autre ? Je
suis devenu pécheur par le fait d'un autre, je suis
justifié également par le fait d'un autre. L'un me
transmet le péché avec son sang, l'autre verse son
sang pour moi, afin de me communiquer sa justice. Eh
quoi, l'origine que je tire d'un pécheur, me
transmettra son péché et le sang de Jésus-Christ ne
me communiquera point sa justice? Mais, dira-t-on,
la justice est' toute personnelle, elle ne vous
appartient pas: je le veux bien, mais que la faute
aussi soit personnelle; si la justice demeure au
juste, pourquoi le péché ne resterait-il point au
pécheur? Il est contraire à la raison d'imputer au
fils l'iniquité de son père et de ne lui point
imputer l'innocence de son frère. D'ailleurs, si un
homme est l'auteur de la mort, c'est un homme aussi
qui l'est de la vie, car si « tous les hommes sont
morts en Adam, tous les hommes revivent en
Jésus-Christ (Rom., V,12), » et j'appartiens à l'un
à plus juste titre qu'à l'autre, attendu due si je
tiens au premier par la chair, je tiens au second
par l’esprit, si je suis corrompu par l'origine que
je tire de l'un, je suis sanctifié par la grâce que
je reçois de l'autre. Pourquoi me charger encore de
l'iniquité du premier? j'oppose au défaut de ma
naissance, la grâce de ma renaissance, d'autant plus
que la première est charnelle, tandis que la seconde
est spirituelle. Ces deux naissances ne sauraient
être mises en parallèle, car l'esprit doit prévaloir
sur la chair; plus sa nature est excellente, plus
son mérite doit être supérieur, et la seconde
génération doit nous causer plus de bien que la
première ne nous a fait de mal. Il est vrai que j'ai
trempé dans la faute, mais je participe aussi à la
grâce : or, «il n'en est pas de la grâce comme du
péché, car si nous avons été condamnés pour un seul
péché nous sommes justifiés de plusieurs péchés
(Rom., V, 16). » Le péché vient du premier homme, la
grâce vient de Dieu; l'un est notre père mortel,
mais l'autre est notre père qui est dans les cieux ;
une naissance terrestre peut me donner la mort,
combien plus une naissance divine me donnera-t-elle
la vie ? Craindrai-je d'être rejeté du Père des
lumières, quand il m'a affranchi du pouvoir des
ténèbres et justifié gratuitement dans le sang de
son Fils? Quand il me justifie, qui osera me
condamner? Lorsqu'il me fait miséricorde quand je
suis pécheur, me condamnera-t-il quand je suis juste
? Je dis juste, non pas de ma justice, mais de la
sienne. Or, quelle est-elle cette justice ? L'Apôtre
répond : « Jésus-Christ est la fin de la loi pour
justifier tous ceux qui croiront en lui. C'est lui
qui nous a été donné de Dieu le Père, pour être
notre justice (Rom., X, 24). » Eh quoi, une justice
que Dieu m'impute ne serait point à moi? Si mon
péché vient d'ailleurs, pourquoi ma justice n'en
viendrait-elle point ? Après tout, il vaut bien
mieux pour moi l'emprunter à un autre que de la
trouver dans mon propre fonds. l'une serait sans
gloire auprès de Dieu, mais, comme je reçois celle
qui opère mon salut, je ne puis m'en glorifier que
dans le Seigneur qui me la donne. Si je suis juste
je n'en tire point vanité pour qu'on ne puisse me
dire : « Qu'avez-vous donc que vous n'ayez reçu, et
si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous
comme si vous ne l'aviez point reçu (I Corinth., IV,
7)?»
Haut du document
CHAPITRE VII. Saint Bernard reprend sévèrement
Abélard d'affaiblir, en les sondant avec autant
d'impiété que de témérité, les secrets de Dieu
17. Telle est la justice que l'homme acquiert par lè
sang du Rédempteur, mais dont un homme de perdition
se moque, sur laquelle il souffle avec dédain et
qu'il tâche d'abolir quand il pense et soutient que
le Seigneur de la gloire ne s'est anéanti, ne s'est
abaissé au dessous des anges, n'a daigné naître
d'une femme et vivre au milieu de nous, ne s'est
assujetti à nos faiblesses, n'a souffert d'indignes
traitements et n'a voulu rentrer dans sa gloire par
la mort de la croix, que pour nous tracer un modèle
de vie dans sa conduite et dans ses instructions, et
pour nous marquer, par ses souffrances et par sa .
mort, jusqu'où doit aller notre charité. Il s'est
donc borné à enseigner la justice mais sans la
donner; à nous montrer un exemple de charité, sans
la répandre dans nos coeurs, et, après cela, il est
retourné dans les Cieux. Est-ce donc à cela que se
borne « ce grand mystère d'amour, qui s'est montré
dans l'incarnation, qui a été justifié par le
Saint-Esprit, manifesté aux anges, prêché aux
nations, cru dans le monde entier et reçu dans la
gloire ( I Tim., III, 16) ? » Quel incomparable
docteur! il découvre les secrets mêmes de Dieu, il
les rend clairs et accessibles, quand il veut, à ses
disciples, il sait si bien aplanir par ses fictions
les escarpements d'un mystère placé si haut et dans
un lieu si inaccessible aux hommes, que maintenant
il n'a plus rien d'impénétrable, même pour un
incirconcis et un pécheur, comme si la sagesse de
Dieu nous . en eût interdit la vue sans le voiler à
nos regards ; comme si elle avait voulu prostituer
les choses saintes en les livrant aux chiens, ou
jeter des perles aux pieds des pourceaux. Mais non,
il n'en saurait être ainsi. Ce mystère pour s'être
manifesté dans l'incarnation n'est toujours justifié
que par le Saint-Esprit, en sorte qu'il faut être
spirituel pour le connaître; jamais l'homme charnel
ne pourra concevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu,
jamais la foi pour nous ne sera dans la force du
raisonnement, elle sera toujours dans la vertu de
Dieu. Voilà pourquoi le Sauveur disait un jour : «
Je vous rends gloire, ô mon Père, Seigneur du ciel
et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses
aux sages et aux prudents et que vous les avez
révélées aux simples et aux petits ( Matth., XI,
25), » et pourquoi l'Apôtre disait aussi : « Si mon
Evangile est voilé, il ne l'est que pour ceux qui
périssent (II Corinth., IV, 3). »
18. Enfin, remarquez de quelle manière cet homme
tourne en ridicule et traite de folie ce qu'il y a
de plus saint et de plus spirituel dans la foi,
comme il insulte l'Apôtre qui nous prêche la sagesse
de Dieu cachée dans son mystère. Il déclame contre
l'Evangile, et blasphème contre le Seigneur même.
Combien ne serait-il pas plus sage de croire ce
qu'on ne peut comprendre et de respecter avec piété
un mystère si saint et si vénérable au lieu de le
fouler aux pieds? Il serait bien long de répondre à
toutes ses impertinences et à toutes ses rêveries au
sujet de la sagesse de Dieu. Je n'en rapporterai que
quelques-unes mais elles permettront de juger des
autres. « Il n'y eut, dit-il, (a) que les élus qui
furent autrefois délivrés par Jésus-Christ; comment
donc le démon eut-il plus de pouvoir sur eux en
cette vie ou dans l'autre, qu'il n'en a présentement
? » Je réponds à cela que, ces élus étant sous
l'empire de Satan qui les tenait captifs et les
maîtrisait à son gré, comme dit l'Apôtre (II Tim.,
II, 24), ils ont eu besoin d'un libérateur pour que
les desseins de Dieu sur eux pussent s'accomplir; il
a dû les affranchir du joug du démon pendant cette
vie, pour qu'ils en fussent affranchis également
dans l'autre. Abélard se demande ensuite : «Si le
pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, et le
mauvais riche dans l'enfer ont été également
tourmentés par le démon; et, si Abraham lui-même,
ainsi que le reste des élus lui ont été également
assujettis. » Non, lui répondrai-je, mais il aurait
certainement eu le même pouvoir sur eux, s'ils n'en
avaient été affranchis par la foi qu'ils avaient
dans le Messie à venir, comme il est dit d'Abraham ;
il est écrit, en effet «Abraham crut, et sa foi lui
fut imputée à justice (Gens., XV, 6), » et ailleurs,
«Abraham souhaita, de voir le jour du Sauveur, il le
vit et cette vue le remplit de joie (Joan., VIII,
56). » C'est que dès lors le sang de Jésus-Christ
dégouttait sur Lazare pour empêcher qu'il ne brûlât,
parce qu'il croyait dès ce moment au Messie qui
devait le verser un jour. Il faut raisonner de même
de tous les autres élus de ce temps-là. Ils
naissaient comme nous, sous la puissance des
ténèbres, à cause du péché originel; mais ils en
étaient purifiés avant de mourir, et ils ne
l'étaient que par le sang de Jésus-Christ. Il est
écrit (b), en effet,: « Tant ceux qui le
précédaient que ceux qui venaient après lui
criaient: Gloire au Fils de David, béni soit celui
qui vient au nom du Seigneur (Matth., XXI, 9). »
Ainsi, tous les élus ont reconnu le Messie tant ceux
qui ont précédé que ceux qui ont suivi son avènement
selon la chair, avec cette différence pourtant que
les premiers n'ont point eu une bénédiction aussi
abondante que les seconds, attendu que cet avantage
était réservé au temps de la gloire.
Haut du document
CHAPITRE VIII. Pourquoi le Christ a-t-il choisi
un moyen de nous délivrer si pénible et si
douloureux, quand il eût suffi d'un seul acte de sa
volonté ou d'une seule parole de sa bouche.
19. Puis s'efforçant de démontrer que Satan n'a
point eu de droit sur l'homme et qu'il n'a pu en
avoir qu'autant que Dieu le lui a permis; que Dieu
pouvait sans injustice lui redemander cet esclave
fugitif et le lui enlever même d'un mot, dès qu'il
voudrait faire miséricorde à cet esclave, comme si
on lui contestait cette vérité, il conclut (a) en
disant: « Puisque la bonté divine pouvait sauver
l'homme par un acte de volonté absolue, quel besoin,
quelle nécessité, quelle raison de supporter que le
Fils de Dieu se soit revêtu de notre chair, qu'il
ait souffert tant de misères et de privations,
enduré ces opprobres, celte flagellation et ces
crachats, qu'il soit enfin mort de la mort
ignominieuse et cruelle de la croix, et partagé le
gibet des scélérats afin de nous racheter? » Je
réponds à cela: C'était une nécessité pour lui, à
cause de nous, à cause de tous ceux qui étaient
assis à l'ombre de la mort. Il était convenable pour
nous, pour Dieu, pour les saints anges eux-mêmes
qu'il en fût ainsi; pour les hommes, afin de briser
les fers de leur esclavage; pour Dieu, afin que ses
décrets s'accomplissent; et pour les anges, afin que
les vides de leurs rangs fussent comblés. Au reste,
le bon plaisir de Dieu a été la règle de sa
conduite. Qui oserait prétendre que le Tout-Puissant
n'avait pas mille autres moyens de nous racheter, de
nous justifier et de nous délivrer? Mais cela ne
diminue en rien l'efficacité de celui qu'il a
choisi; peut-être même a-t-il choisi le meilleur et
le plus capable de guérir notre ingratitude et de
nous bien rappeler la grandeur de notre chute par la
grandeur des peinas qu'il en a coûtées à notre
Rédempteur. D'ailleurs, nul homme ne sait ni ne peut
savoir parfaitement les trésors de grâces, les
convenances de sagesse, les sources de gloire et les
remèdes de salut qui sont cachés dans les
incompréhensibles profondeurs de cet auguste
mystère, dont la seule pensée remplissait ce
Prophète d'admiration (Habac., III, 2, Juxta, LXX),
et que le Précurseur se croit indigne de pénétrer
(Joan., I, 27).
20. Mais d'ailleurs s'il ne nous est pas permis de
scruter les secrets desseins de Dieu, nous pouvons
bien du moins sentir l'effet de ses couvres et en
recueillir les fruits précieux. Publions donc au
moins ce que nous savons, car, si « c'est honorer
les rois que de garder leur secret, c'est honorer
Dieu que de publier ses merveilles (Prov., XXV, 2)
(a) » C'est une vérité indubitable et digne de toute
notre reconnaissance, que, lorsque nous étions
pécheurs, nous avons été réconciliés avec Dieu par
la mort de son Fils. Or, qui dit réconciliation dit
rémission (Rom., V, 10), puisque le «péché élève un
mur de séparation entre Dieu et nous (Isa., LIX, 2)
; » tant qu'il subsiste il ne peut y avoir de
réconciliation. Or, en quoi consiste cette rémission
des péchés? L'écriture nous répond: « C'est dans ce
calice de la nouvelle alliance en mon sang, qui sera
répandu pour la rémission des péchés (Luc. XXII,
20).» Il n'y a donc jamais de réconciliation sans
rémission des péchés. Or, cette réconciliation,
n'est pas autre chose que notre justification. Et
cette réconciliation, cette rémission des péchés,
cette justification, cette rédemption, cette
délivrance de l’esclavage du démon, tout cela nous
est acquis par la mort du Fils unique de Dieu, qui
nous a justifiés gratuitement dans son sang. Car «
c'est dans ce sang, dit l'Apôtre, que nous trouvons
la rédemption et la rémission de nos péchés, selon
les trésors de sa grâce (Coloss., I, 14,). »
Pourquoi donc, dites-vous, a-t-il fait par son sang,
ce qu'il aurait pu faire d'un mot de sa bouche ?
Demandez-le-lui; ce que je sais c'est qu'il en est
ainsi, mais il ne m'est pas donné d'en savoir
davantage. Est-ce au vase de terre de dire au potier
qui le façonne : Pourquoi me faites-vous de telle
forme?
21. Mais cela lui parait de la folie et il ne peut
s'empêcher d'éclater de rire. « Comment, dit-il (b),
l'Apôtre prétendrait-il que nous fussions justifiés
réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils,
puisque l'homme l'a beaucoup plus offensé en lui
donnant la mort, qu'en mangeant du fruit défendu ? »
Comme si, dans le même fait, Dieu ne pouvait
regarder sans horreur la malice des uns, en même
temps qu'il voit avec complaisance la charité de
celui qui endure la mort. « Mais ajoute-t-il, si le
péché d'Adam était si énorme qu'il ne fallût rien
moins que la mort de Jésus-Christ pour l'effacer,
quelle sera l'expiation du meurtre de Jésus-Christ
même ? » Je vous répondrai en un mot, ce sera le
sang même que ses meurtriers ont fait couler et la
prière qu'il a faite en mourant. « Quoi,
réplique-t-il, la mort d'un Fils innocent a-t-elle
dû être si agréable à son Père, qu'elle nous ait
réconciliés avec lui, quoique ce soient nos péchés
qui aient causé sa mort? Dieu ne pouvait-il nous
pardonner un péché beaucoup moindre qu'en permettant
qu'on commit le plus horrible des attentats? » Ce
n'est pas le meurtre de son Fils que Dieu a eu pour
agréable, c'est le sacrifice volontaire que ce Fils
a fait de sa vie. Il se soumet volontairement à la
mort et cette mort détruit la mort même, opère notre
salut, répare l'innocence, triomphe des faiblesses,
dépouille l'enfer, enrichit le ciel, purifie et
rétablit toutes choses. Comme cette mort précieuse
que le Fils accepte et souffre volontairement, ne
peut abolir le péché que par un autre péché, Dieu se
sert de l'iniquité, sans l'approuver, et trouve le
moyen de détruire la mort et le péché, dans la mort
de son Fils, et dans le péché le ceux qui le
crucifient. Plus l'iniquité de ces derniers est
grande, plus la volonté du premier est sainte et par
conséquent plus elle est puissante pour notre salut
; sa vertu a été assez forte pour effacer le péché
du premier homme quelque grand qu'il fût, par un
péché plus grand encore. Mais cette victoire n'est
l'effet ni du péché ni du pécheur, nous en sommes
redevables à celui qui sait tirer le bien du mal et
trouver dans la cruauté même de ses meurtriers un
fonds infini de miséricorde.
22. Oui certainement le sang de Jésus-Christ était
d'un mérite si grand qu'il pouvait obtenir le pardon
et effacer le péché de ceux qui le répandaient, à
plus forte raison était-il capable d'effacer le
premier péché qui est beaucoup moindre. « Mais,
continue notre Docteur. ne semble-t-il pas injuste
et cruel d'exiger le sang innocent, pour la rançon
d'un sang criminel et de le voir couler à plaisir?
Il s'en faut donc bien que l'effusion de ce sang ait
dû être si agréable à Dieu, qu'elle l'ait réconcilié
avec l'homme. » Le Père n'a point exigé le sang de
son Fils, mais il en a accepté l'offrande; il
n'était point altéré de ce sang mais il l'était de
notre salut qui dépendait de l'effusion de ce sang.
Il fallait que le Fils de Dieu le répandit pour nous
sauver, et non pas uniquement pour nous donner un
exemple de charité, comme le pense et l'enseigne
notre Docteur. Car cet homme après avoir vomi mille
blasphèmes contre Dieu conclut enfin, avec non moins
d'ignorance que d'impiété , « que Dieu ne s'est
rendu visible sous le voile de notre chair due pour
devenir notre modèle, ou, comme il le dit ensuite,
pour nous servir de règle et de leçon dans sa
doctrine et dans ses oeuvres : qu'enfin il n'a voulu
souffrir et mourir qu'afin de nous donner une preuve
de son amour. »
CHAPITRE IX. Le Christ est venu dans ce monde
non seulement pour nous instruire, mais aussi pour
nous délivrer.
23. D'ailleurs, quel avantage pour nous d'être
formés par ses exemples, si nous ne sommes point
réformés par sa grâce ? Ou que nous sert-il d'être
instruits si nous sommes toujours esclaves du péché?
Si tout le bien que Jésus-Christ nous prouve se
borne à l'exemple de ses vertus, il faut dire aussi
que le mal qu'Adam nous cause, consiste tout entier
dans l'exemple de sa prévarication, car il doit y
avoir un certain rapport de conformité entre le mal
et le remède. En effet, dit l'Apôtre, a De même que
tous les hommes meurent en Adam, de même tous sont
vivifiés en Jésus-Christ (I Corinth., XV, 22). »
Ainsi le parallèle est égal entre l'un et l'autre
fait. Par conséquent si la vie que Jésus-Christ nous
donne n'est autre chose que l'exemple de ses vertus,
il s'ensuit que la mort qu'Adam nous donne, ne
consiste également que dans le seul exemple de son
péché; l'un nous trace dans ses actions et dans ses
discours des règles de sagesse et de charité,
l'autre nous donne dans sa désobéissance, un exemple
de prévarication. Mais pour parler d'une manière
conforme à la foi,chrétienne non pas en Pélagien,
nous devons dire que, de même que nous mourons en
Adam, et que nous participons à son péché en
naissant de lui, non pas en l'imitant, ainsi nous
vivons par Jésus-Christ et nous avons part à sa
justice, non pas en l'imitant seulement mais en
renaissant en lui. En sorte que, « comme c'est le
péché d'un seul homme qui a rendu tous les hommes
criminels, ainsi c'est la justice d'un seul qui les
justifie tous (Rom., V, l8). » Comment donc ose-t-il
soutenir que le Fils de Dieu n'a eu pour motif de
son incarnation que d'éclairer le monde de ses
lumières et de l'embraser de son amour ? » S'il en
était ainsi où serait donc la rédemption et quel
serait notre rédempteur et notre libérateur, puisque
selon lui, Jésus-Christ n'a fait autre chose que de
nous illuminer et de nous exciter à la charité?
24. Je veux bien que l'avènement de Jésus-Christ
puisse profiter à ceux qui l'imitent et qui lui
rendent amour pour amour, mais que dire des enfants?
Quelle lueur de sagesse accordera-t-il à ceux qui
ont à peine vu la lumière du jour? Comment
élèvera-t-il jusqu'à l'amour de Die, ceux qui ne
sont point encore capables d'aimer leurs propres
mères? Quoi donc, n'auront-ils point de part à la
grâce de Jésus-Christ? Après avoir été entés sur lui
dans leur baptême par la ressemblance de sa mort
(Rom. VI, 5), n'en recueilleront-ils aucun fruit,
parce qu'ils ne sont point encore en âge de le
goûter et de l'aimer ? « La rédemption, d'après lui,
consiste dans un parfait amour de Dieu, excité par
la vue des souffrances de Jésus-Christ, » il s'en
suit que les enfants sont privés du bienfait de la
rédemption par la raison qu'ils sont dépourvus de
cet amour. Est-ce qu'ils sont hors du péril de la
damnation parce qu'ils sont hors d'état d'aimer? et
ne seraient-ils point morts en Adam, pour n'avoir
pas besoin de renaître en Jésus-Christ? Penser de la
sorte, c'est tomber dans les rêveries de Pélage. Il
est évident que quelque interprétation qu'il donne à
ce sentiment, il ruine l'œuvre du salut, il
anéantit, autant qu'il lui est possible, l'économie
de ce profond mystère, quand il donne tout à la
pratique et rien à la régénération, quand il fonde
l'essence du salut et la gloire de la rédemption
clans le progrès de la vertu, non pas dans les
misères de la croix et du sang de Jésus-Christ. «
Pour moi je n'ai garde de me glorifier en autre
chose que dans la croix du Sauveur, où se trouve
pour nous le salut, la vie et la résurrection (Gal.,
VI, 11). »
25. Or je considère principalement trois choses dans
l'oeuvre de notre salut : l'état d'humilité
jusqu'auquel Dieu s'est anéanti, la mesure de sa
charité qu'il a étendue jusqu'à mourir et à mourir
de la mort de la croix, le mystère de la rédemption
où il a détruit la mort en la souffrant. C'est
vouloir peindre sur le vide que de retrancher ce
dernier point des deux autres. Il n'est certainement
rien de grand et de nécessaire comme cet exemple
d'humilité, il n'est rien encore de plus grand et de
plus digne de notre reconnaissance que cet exemple
de charité, mais l'un et l'autre sans la rédemption
n'ont ni fondement ni consistance. Je me propose de
marcher de toutes mes forces sur les pas de Jésus
humble; je me sens tout désireux d'aimer à mon tour
celui qui m'a aimé le premier et s'est livré pour
moi, je voudrais le prendre dans les bras de ma
charité, mais il faut aussi que je mange l'Agneau
pascal; car je n'aurai point la vie en moi si je ne
mange sa chair et si je ne bois son sang. Il faut
faire une différence entre suivre Jésus-Christ,
l'aimer et le manger. C'est un dessein salutaire que
de le suivre; c'est un doux plaisir de l'aimer, mais
c'est la vraie vie, la béatitude même de le manger:
car sa chair est vraiment viande et son sang
véritablement breuvage (Joan., VI, 56). Il est le
pain descendu du ciel pour donner la vie au monde.
Le bonheur qu'on peut goûter et le dessein qu'on
peut suivre, ont-ils rien de réel et de stable, si
la vie même en est absente? N'est-ce pas comme une
peinture sans corps? De même sans la rédemption, ce
modèle d'humilité et ce témoignage de charité ne
sont rien.
26. Voilà, très saint Père, le petit ouvrage que
votre très humble serviteur prend la liberté de vous
présenter contre quelques chefs d'erreurs d'une
hérésie naissante. Si vous n'y voyez qu'une preuve
de mon zèle, je n'en aurai pas moins fait ce que ma
conscience exigeait que je fisse. Sensible aux
attaques dont la foi était l'objet, mais incapable
de les parer par moi-même, j'ai cru bien faire en
avertissant celui à qui Dieu a donné des armes
puissantes pour exterminer l'erreur, pour abaisser
tout ce qui s'élève contre la science de Dieu, et
pour assujettir toute intelligence à l'obéissance de
Jésus-Christ. On trouve dans ses autres écrits
plusieurs autres propositions également mauvaises,
mais ni le peu de temps dont je dispose, ni
l'étendue d'une lettre ne me permettent de les
réfuter. D'ailleurs je ne vois pas que ce soit
nécessaire; elles sont d'une fausseté si évidente,
que les raisons les plus communes de notre foi
suffisent pour les détruire. Cependant j'en ai fait
un recueil que je vous adresse.
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OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M.
L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,
LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue
Delambre, 9, 1866
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm
Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se
reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003