PREMIÈRE  LETTRE DE PIERRE LE VÉNÉRABLE
 

ABBÉ DE CLUNY
 

À HÉLOÏSE

 

A sa vénérable et très chère soeur en Jésus‑Christ, à Héloïse, abbesse; son humble frère Pierre, abbé de Cluny ; le salut que Dieu a promis à ceux qu'il aime.

 

J'ai reçu la lettre que ta Charité m'a dernièrement adressée par l'intermédiaire de mon fils Thibault (Thibault II comte de Champagne). Elle m'a rempli de joie et j'ai éprouvé de la reconnaissance pour celle qui l'avait écrite. J'ai voulu aussitôt te répondre ce que j'avais dans le coeur. Les exigences importunes de mon administration, auxquelles la plupart du temps, pour ne pas dire toujours, je suis obligé de céder, m'en ont empêché. Cependant le premier jour où j'ai pu échapper à ces tracas, j'ai essayé d'exécuter mon projet. Je voulais au moins reconnaître par mon empressement l'affection que tu m'avais témoignée dans tes lettres et par les présents d'hospitalité qu'auparavant tu m'avais adressés. Je voulais te montrer quelle place j'avais réservée dans mon coeur à la tendresse que je te porte en Jésus‑Christ. Ce n'est certes pas d'aujourd'hui que date mon affection; elle remonte fort loin dans le temps.

 

Je n'avais pas franchi les bornes de l'adolescence, je n'étais pas entré dans les années de la jeunesse que déjà ton nom parvint à mes oreilles ; ce n'était pas encore ta profession religieuse, mais ton goût si honorable et si louable pour les études qui faisait ta renommée. J'entendais dire alors qu'une femme, retenue encore par les liens du siècle, se consacrait à la science des lettres et ‑ ce qui est très rare ‑s'adonnait à l'étude de la sagesse. Ni les plaisirs du monde ni ses frivolités ni ses délices ne pouvaient la détourner de son propos : l'étude des arts. Quand le monde entier donne le spectacle d'une véritable apathie pour ce genre d'exercices, quand la sagesse ne sait plus où poser son pied, je ne dirai pas chez le sexe féminin d'où elle est entièrement bannie, mais dans l'esprit même des hommes, tu t'es élevée par l'éclatant niveau de tes études au‑dessus de toutes les femmes et tu as dépassé presque tous les hommes.

 

Mais, plus tard, quand, selon les paroles de l'Apôtre, il plut à celui qui t'avait distinguée dès le sein de ta mère, de t'appeler à lui par sa grâce, tu as donné à tes études une direction bien préférable. Et femme, vraiment philosophe, tu as remplacé La Logique par 1'Êvangile, la Physique par l'Apôtre, Platon par le Christ, l'Académie par le Cloître.

 

Tu as enlevé les dépouilles de l'ennemi vaincu et traversant le désert de ce pèlerinage, tu as, avec les trésors égyptiens, bâti dans ton coeur un précieux tabernacle à Dieu. Le pharaon une fois englouti, tu as chanté avec Marie le Cantique de louanges : et comme elle autrefois, savante musicienne, portant dans tes mains le tambour de ta bienheureuse mortification, tu as envoyé jusqu'aux oreilles même de la Divinité les harmonies d'un hymne nouveau. Tu as foulé dès les premiers pas et, en persévérant avec la grâce du Tout-puissant, tu écraseras tout à fait la tête du serpent, ce très ancien et perfide ennemi de la femme. Tu le briseras et jamais plus il n'osera élever ses sifflements contre toi. Tu fais et tu feras un objet d'horreur de ce superbe prince du monde : celui que la parole divine appelle le roi des fils de l'orgueil, selon les paroles de Dieu même au saint homme job, tu le feras gémir enchaîné à toi‑même et aux servantes du Seigneur qui habitent avec toi.

 

Miracle vraiment unique et qu'il faut mettre au‑dessus des oeuvres les plus merveilleuses : celui dont le prophète a dit que les cèdres ne portaient pas si haut leur tête dans le Paradis de Dieu et que la cime des pins ne l'égalait pas, est vaincu par le sexe faible ; le plus fort des Archanges est battu par la plus faible femme. Ton combat a apporté au créateur la gloire la plus grande ; il a plongé le séducteur dans la confusion la plus profonde. Cette lutte lui rappelle qu'il fut non seulement insensé, mais pardessus tout ridicule lorsqu'il aspirait à égaler la sublime majesté, lui qui ne savait même ‑pas triompher de la faiblesse d'une femme. Le front de la victorieuse, pour une telle victoire, reçoit du, roi des cieux une couronne de pierres précieuses. Plus faible elle était par la chair dans le combat qu'elle a livré, plus elle apparaîtra glorieuse dans sa récompense éternelle.

 

Ceci, ma très chère soeur, je ne le dis point pour te flatter, mais pour t'exhorter à envisager la grandeur du bien que depuis longtemps déjà tu poursuis, et à le conserver avec sagesse pour que, selon la grâce que Dieu t'a départie, tu enflammes par tes paroles et par ton exemple les saintes qui servent avec toi le Seigneur et qu'elles soutiennent la lutte avec le même zèle. Bien que femme, tu es l'un des animaux de la vision du prophète Ézéchiel : tu ne dois pas seulement brûler comme un charbon, mais comme une lampe; tu dois à la fois brûler et éclairer. Tu es disciple de vérité, mais, par la charge de celles qui te sont confiées, tu es maîtresse d'humilité. Oui, l'enseignement de l'humilité et de toutes les célestes pratiques t'est imposé par Dieu. Tu dois avoir soin non seulement de toi, mais du troupeau qui t'est confié, Responsable de toutes tes filles, tu recevras une récompense supérieure. Oui, une palme t'est réservée pour toutes : toutes celles qui sous ta direction auront vaincu le monde et le prince du monde, te prépareront autant de triomphes et de glorieux trophées auprès du roi et du juge éternel.

 

Il n'est pas tout à fait sans exemple dans l'humanité que des femmes aient commandé à des femmes ; elles ont même quelquefois combattu et accompagné les hommes sur les champs de bataille. Car s'il est vrai, comme on le dit, que « Nous pouvons recevoir des leçons même d'un ennemi », chez les Gentils, la reine des Amazones, Penthésilée, au rapport de l'histoire, combattit souvent avec son armée pendant la guerre de Troie ; chez le peuple de Dieu, la prophétesse Débora, lit‑on, anima Barach le juge d'Israël contre les Idolâtres. Pourquoi donc les femmes qui marchent au combat de la vertu contre le fort revêtu de ses armes, ne pourraient‑elles conduire les armées du Seigneur, quand Penthésilée, passant outre aux convenances, a combattu ses ennemis de sa propre main, quand Débora souleva, arma, enflamma les hommes eux‑mêmes pour la cause de Dieu et après la défaite du roi Jabin, après la mort du général Sisara, après la destruction de l'armée infidèle, elle entonna aussitôt un cantique et pieusement le consacra aux louanges du Seigneur. La grâce de Dieu aidant, c'est sur des ennemis autrement redoutables que vous remporterez toi et tes filles la victoire et bien plus glorieux sera ton cantique; tu le chanteras avec une joie si vive que jamais plus ni la joie ni le chant ne cesseront de retentir dans ton coeur! Tu seras pour les servantes de Dieu, c'est‑à‑dire pour l'armée céleste, ce que Débora fut pour le peuple juif. Ce combat dont le prix est si grand, aucun temps, aucun événement ne l'arrêter : ta victoire seule y mettra un terme. Le nom de Débora, ton érudition le sait bien, signifie en langue hébraïque «abeilles »cela encore tu seras Débora, c'est-à-dire une abeille. Tu constitueras une réserve de miel, mais pas seulement pour toi : tous les sucs que tu auras recueillis en divers endroits et de diverses fleurs, tu les verseras par ton exemple, par ta parole, par tous les moyens possibles dans le coeur des soeurs de ta maison ou dans celui d'autres femmes. Dans le court espace de cette vie mortelle, tu te rassasieras de la secrète douceur des saintes Écritures et, par ta claire prédication, tu en rassasieras les bienheureuses soeurs jusqu'au jour où, selon la parole du prophète, les montagnes distilleront l'éternelle douceur et où du sein des collines couleront le lait et le miel. En effet, bien que cela soit dit du temps de la grâce, rien n'empêche, et même il est plus doux de l'entendre du temps de la gloire.

 

Il serait doux pour moi de poursuivre avec toi un semblable entretien. Ta célèbre érudition m'enchante et les éloges que bien des gens m'ont faits de ta piété m'attirent plus encore. Plût à Dieu que notre abbaye de Cluny t'eût possédée! Plût à Dieu que cette délicieuse prison de Marcigny (monastère de femmes dépendant de, Cluny) t'eût renfermée avec les autres servantes du Christ qui attendaient dans les fers de la liberté céleste ! J'aurais préféré les trésors de la religion et de la science aux richesses des rois les plus opulents et j'aurais vu avec ravissement le magnifique collège de ces saintes soeurs recevoir de ta présence un éclat plus brillant. Toi-même, tu n'aurais en qu'à te féliciter de cet entourage, en voyant la plus haute noblesse du monde et tout son orgueil foulés aux pieds; tu aurais vu tout le luxe du siècle échangé contre le dénuement le plus complet et les vases impurs du démon devenus tout à coup les temples sans tache du Saint‑Esprit. Tu aurais vu ces jeunes filles de Dieu dérobées à Satan et au monde comme par un larcin, construire sur les fondements de l'innocence les hautes murailles de la vertu et élever jusqu'au sommet du ciel le faîte de leur bienheureux édifice. Tu aurais tressailli de Joie en voyant ces fleurs d'angélique virginité réunies aux plus chastes veuves, soutenant toutes ensemble la gloire de cette heureuse et magnifique résurrection et sous l'étroite voûte de leur prison déjà corporellement ensevelies dans le sépulcre de l'immortelle espérance. Tous ces présents et, il est vrai, de plus grands sans doute, te sont donnés par Dieu,  à toi et à tes compagnes, et il serait vraiment difficile de rien ajouter à ton zèle pour les vertus chrétiennes. Mais notre communauté, j'en suis sûr, se serait enrichie de tout le trésor de grâces précieuses que tu possèdes. Toutefois, si la providence divine, dispensatrice de toutes choses, nous a refusé les fruits de ta présence, elle nous a du moins accordé celle de l'homme qui t'appartient, de cet homme célèbre qu'il faut toujours et avec respect appeler le serviteur et le véritable philosophe du Christ, de Maître Pierre (Abélard). Cette même divine providence a bien voulu nous l'envoyer à Cluny dans les dernières années de sa vie et nous pouvons dire qu'en sa personne elle nous a fait un don mille fois plus précieux que l'or et les perles.

 

La vie édifiante, pleine d'humilité et de dévotion qu'il a menée : tout le monde à Cluny peut en témoigner. Il est impossible de la dépeindre en peu de mots. je ne crois pas avoir jamais vu son pareil pour l'humilité dans la tenue et dans la démarche; au point qu'aux yeux les plus attentifs, Saint Germain n'aurait pas paru plus négligé et Saint Martin lui‑même plus pauvre. Dans le grand troupeau de nos frères, où je le forçais à occuper le premier rang, il paraissait le dernier par la misère de son vêtement. Souvent lorsque dans les processions, il marchait devant moi, selon l'ordre cérémonial, je m'étonnais et ne revenais point de voir un homme d'un si grand renom se ravaler et se rabaisser à ce point. Certains professeurs de religion recherchent le luxe même dans l'habit sacré qu'ils portent ; lui était modeste dans ses vêtements et ne demandait rien d'autre que la robe la plus simple. Il apportait le même esprit de privation pour la nourriture, pour la boisson, pour tous les soins du corps. Tout ce qui est superflu, tout ce qui n'est pas absolument indispensable il le condamnait par la parole et par l'exemple, pour lui comme pour les autres. Sa lecture était incessante, sa prière assidue, son silence continuel à moins qu'une conversation familière avec des frères ou une conférence générale sur les choses divines ne le forçassent de parler. Il s'approchait des sacrements, offrant à Dieu le sacrifice de l'agneau immortel, aussi souvent qu'il lui était possible ; il les fréquentait même sans interruption depuis que ma lettre et mon entreprise l'avaient fait rentrer en grâce auprès du siège apostolique. Que dirai‑je de plus? Son esprit, sa bouche, sa conduite se consacraient en permanence à la méditation, à l'enseignement, à la démonstration des choses divines, philosophiques et savantes.

 

Ainsi vécut parmi nous cet homme simple et droit, craignant Dieu et se détournant du mal ; ainsi, dis‑je, consacra‑t‑il à Dieu les derniers jours de sa vie. Comme il souffrait plus qu'à l'ordinaire de la psore et d'autres infirmités, je l'envoyais à Chalon prendre du repos. La douceur du climat de ce pays qui en fait l'une des plus belles parties de notre Bourgogne, m'avait engagé à lui choisir une retraite près de cette ville sur les bords de la Saône. Là il retourna à ses anciennes études, autant que la santé le lui permettait ; il était toujours penché sur ses livres; et semblable à Grégoire le Grand, il ne laissait passer aucun instant sans prier, lire, écrire ou dicter.

 

C'est dans l'exercice de ces divines occupations que le trouva le visiteur annoncé par l'Évangile; il le trouva non pas endormi comme bien d'autres, mais veillant. Il le trouva véritablement en éveil et l'appela aux noces de l'éternité, non pas comme une vierge folle, mais comme une vierge sage; car il apportait avec lui une lampe pleine d'huile, c'est‑à‑dire une conscience remplie du témoignage d'une sainte vie. Lorsqu'il fallut payer à la mort la dette de l'humanité, le mal dont il était atteint empira et le réduisit bientôt à toute extrémité. Dans quelles dispositions saintes, pieuses et catholiques, il confessa d'abord sa foi ensuite ses péchés! Avec quel élan du coeur, il reçut le viatique du suprême voyage, le gage de la vie éternelle, c'est-à-dire le corps du divin Rédempteur! avec quelle ferveur, il lui recommanda son corps et son âme, ici-bas et dans l'éternité ! tous les frères, tous les religieux, la communauté tout entière du couvent où repose le corps de Saint Marcel martyr en furent témoins.

 

C'est ainsi que finit ses jours Maître Pierre; celui qui était connu et fameux dans l'univers presque entier par la qualité incomparable de son enseignement rentra à l'école de celui qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur », et persévérant dans la douceur et dans l'humilité, il alla, nous devons le croire, rejoindre son maître.

 

Donc, vénérable et très chère soeur en Jésus‑Christ, celui auquel tu as d'abord été unie par les liens de la chair, ensuite par les liens plus sacrés et plus forts de l'amour divin, celui qui était ton compagnon et ton guide dans le service de Dieu; celui‑là, dis‑je, Dieu le réchauffe maintenant dans son sein à ta place ou comme un autre toi-même; et au jour de la venue du Seigneur, à la voix de l'archange, au son de la trompette annonçant Dieu descendant du ciel, il te le rendra par sa grâce, il te le réserve.

 

Souviens‑toi de lui dans le Seigneur, recommande-le aussi, s'il te plait, aux prières des saintes soeurs qui servent avec toi le Seigneur, recommande-leur aussi les frères de notre sainte congrégation et toutes les soeurs qui par toute la terre, servent, selon leur pouvoir, Dieu, le même Dieu que toi. Adieu.

 

 

Dans « Héloïse et Abélard lettres » Textes choisis, présentés et partiellement établis par Louis Stouff. 10 x 18, Union Générale d’Édition, Paris 1964.

 

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