DEUXIÈME LETTRE D'ABÉLARD À HÉLOÏSE


Lettre V

 

Abbaye de Saint‑Gildas

 

À l'épouse du Christ, le serviteur du Christ

 

L'exposé qu'avec émotion tu me fais, dans ta dernière lettre, de tes griefs contre moi, se résume, me semble-t-il, en quatre points. Tu te plains que, contrairement à l'usage épistolaire et même à l'ordre naturel, j'aie placé ton nom avant le mien dans ma formule de salutation. Puis de ce que (loin de vous apporter, comme je le devais, le secours de mes consolations, j'aie accru votre anxiété en écrivant: "Si Dieu me livre aux mains de mes ennemis, et que ceux‑ci, l'emportant, m'assassinent etc.») j'aie excité les larmes qu'il m'aurait fallu plutôt essuyer. Tu reprends ensuite tes perpétuels murmures contre Dieu, condamnant la manière dont s'est faite notre conversion à la vie religieuse, et déplorant la trahison cruelle dont je fus victime. Enfin, tu opposes, aux éloges que je t'adressais, une accusation en règle contre toi‑même, et me supplies avec véhémence de ne pas trop présumer de toi.

 

Je tiens à répondre à chacun de ces points, moins pour me défendre personnellement que pour t'apporter le secours de ma doctrine. Mes demandes, que tu repoussais, te paraîtront aisément acceptables quand tu en auras compris la sagesse. Tu recevras plus volontiers mes avis quand tu sauras combien je mérite peu tes reproches; et tu craindras de rejeter mes conseils, dans la mesure même où tu me jugeras moins blâmable.

 

J'ai renversé, dis‑tu, l'ordre habituel des mots dans la formule de salutation. Remarque, s’il te plaît, qu'en ceci je me suis simplement conformé à ta pensée. En règle générale en effet, tu me l'indiques toi‑même, lorsqu'on écrit à des supérieurs, on doit placer leur nom en premier. Or, sache-le bien, tu es devenue ma supérieure, le jour où, prenant pour époux mon Maître, tu acquis sur moi droit de maîtrise, selon ces paroles de saint Jérôme, écrivant à Eustochie: «Je dis : Eustochie, ma Dame; car je dois ce nom à l'épouse de mon Seigneur.»

 

Heureux changement de ton état conjugal : épouse naguère d'un être misérable, tu as été élevée jusqu'à la couche du Roi des rois, et ce privilège honorable t'a placée au-dessus, non seulement de ton époux humain, mais de tous les autres serviteurs de ce Roi. Ne t'étonne donc pas, si je me recommande tout particulièrement, vivant ou mort, à tes prières: tout le monde sait que l'intercession d'une épouse auprès de son Époux a plus de poids que celle même de tout le reste de la famille; la Dame a plus de crédit que la serve. Une expression typique de cette prérogative nous est donnée à propos de la reine, épouse du souverain Roi dans le psaume: «La reine est assise à ta droite.» C'est-à-dire, plus explicitement: unie à son époux par le lien le plus étroit, elle se tient à son côté et marche à sa hauteur, tandis que tous les autres restent à distance et suivent de loin. L'épouse du Cantique, cette Éthiopienne avec laquelle Moïse, si je puis ainsi interpréter les textes, s'était uni, s'écrie, exultant à la pensée de son glorieux privilège : «Je suis noire, mais belle, ô filles de Jérusalem. C’est pourquoi le roi m'a aimée et introduite dans sa chambre.» Et ailleurs : «Ne considérez pas que je suis brune et que le soleil a changé la couleur de mon teint.» Généralement, il est vrai, on applique ces paroles à l'âme contemplative, désignée de façon spéciale comme l'épouse du Christ. Pourtant, comme en témoigne ton habit monacal, elles se rapportent encore plus adéquatement à toi. En effet, ces étoffes noires et d'un tissu grossier, semblables à celles que portent, dans leur deuil, les saintes veuves pleurant un mort aimé, montrent que toi et tes soeurs êtes vraiment dans le monde, selon le mot de l'apôtre, ces veuves inconsolées que l'Église doit entretenir de ses deniers. L'Écriture dépeint la douleur de ces épouses gémissant sur le meurtre de leur époux: «Les femmes assises auprès du sépulcre se lamentaient en pleurant le Seigneur.»

 

L'Éthiopienne a la peau noire et parait, extérieurement, moins belle que les autres femmes. Mais, intérieurement, loin de leur être inférieure, elle les dépasse en blancheur et en éclat : ainsi par les os, par les dents. La blancheur de ses dents est vantée par l'époux lui-même, lorsqu'il déclare: «Ses dents sont plus blanches que le lait.» Noire au-dehors, belle au-dedans : les vicissitudes et les tribulations de la vie ont affligé son corps et noirci l'extérieur de sa chair, selon la parole de l'apôtre: «Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ auront à souffrir de adversité. » De même que la couleur blanche est un symbole de prospérité, on peut dire que le noir représente le malheur. Au-dedans, l'épouse est blanche par ses os, car son âme est riche de vertus. Il est écrit: « Toute la gloire de la fille du Roi vient du dedans. » Les os, à l'intérieur de l'homme, recouverts par la chair, dont ils font la solidité et la force, dont ils sont le guide et 'l'appui, représentent l'âme qui vivifie, soutient, meut et régit le corps où elle réside, en lui communiquant sa fermeté. Sa blancheur et sa beauté, ce sont les vertus dont elle s'orne. Elle est noire à l'extérieur, car, tandis qu'elle voyage, exilée, sur la terre, elle demeure dans l'abjection. Mais dès qu'elle est transportée dans cette autre vie cachée en Dieu avec le Christ, elle prend possession de sa vraie patrie.

 

Le soleil de vérité change la couleur de son teint, car l'amour de son époux céleste l'humilie et l'accable d'épreuves, de peur que la prospérité ne l'enorgueillisse. Il change la couleur de son. teint, c'est-à-dire qu'il la rend différente des autres femmes, qui aspirent aux biens de ce monde et recherchent sa gloire. Il fait d'elle, par le moyen de l'humilité, un véritable lis des vallées: non pas un lis des montagnes, comme les vierges folles qui, infatuées de leur pureté corporelle et de leurs pratiques d'abstinence, se dessèchent au feu des tentations. C'est donc à bon, droit que, s'adressant aux filles de Jérusalem, c'est-à-dire aux fidèles imparfaits qui méritent le nom de «filles» plutôt que celui de «fils», elle leur dit: «Ne considérez pas que je suis brune, car le soleil a changé la couleur de mon teint.» En termes plus clairs: ni mon humilité, ni ma force dans l'adversité ne viennent de ma vertu propre, mais de la grâce de celui que je sers.

 

Les hérétiques, au contraire, et les hypocrites affectent à la face du monde une vaine mortification et une humilité dont ils comptent tirer des avantages terrestres. Un abaissement volontaire aussi vil, une force d'âme aussi pervertie, restent pour moi un inépuisable sujet d'étonnement Ces gens-là ne sont-ils pas les plus misérables des êtres, se frustrant eux-mêmes des biens de cette vie, et sans espoir de récompense éternelle? A cette pensée, l’épouse s'écrie : «Ne vous étonnez pas que j'agisse ainsi !» Notre seul motif valable d’étonnement, c'est la vanité de ces hommes qui, peinant en. vue d’une gloire terrestre, se privent des douceurs terrestres, et perdent à la fois le temps et l'éternité Telle est la continence des vierges folles, repoussées du seuil de l'époux. Mais celle qui est à la fois noire et belle, déclare à juste titre que le roi l'aime et l'a introduite dans sa chambre, c'est-à-dire dans le secret et le repos de la contemplation, dans ce lit dont elle dit ailleurs : «Durant les nuits, j'ai cherché sur mon lit celui que chérit mon âme.»

 

La laideur de son teint noir préfère en effet l’ombre à la lumière, la solitude à la foule. Une telle épouse aspire auprès de son époux à des plaisirs plutôt secrets que publics, elle aime mieux le contact obscur du lit que le spectacle de la table. Souvent même, il arrive que la peau des femmes noires, moins douce au regard, le soit plus au toucher, et que les joies cachées de leur amour soient plus émouvantes que celles qu'elles procurent en public. Aussi leurs maris, pour jouir pleinement d'elles, préfèrent-ils les, introduire dans leur chambre, plutôt que de les produire dans le monde. C'est en vertu de cette métaphore que l’épouse spirituelle, après avoir déclaré: « Je suis noire, mais belle », ajoute aussitôt. « C'est pourquoi le roi m'a aimée et introduite dans sa chambre. »

 

Elle établit ainsi le rapport des causes et des effets: parce qu'elle est belle, le roi l'a aimée; parce qu'elle est noire, il l'a introduite dans sa chambre. Belle, je l'ai dit, par ses vertus intérieures, auxquelles l'époux est sensible; noire, par suite de l'adversité qui l'a marquée à l'extérieur. Cette noirceur, effet des tribulations corporelles, arrache facilement l’esprit des chrétiens à l’amour des biens terrestres, et détourne leurs désirs vers la vie éternelle. Souvent même, elle les amène à quitter un siècle tumultueux pour les solitudes de la contemplation. C'est ainsi que, selon saint Jérôme, l'apôtre saint Paul embrassa le premier la vie monacale, la nôtre. La grossièreté de nos vêtements nous convie à une existence retirée plutôt que mondaine; elle est ainsi la plus sûre gardienne de la pauvreté et du silence qui conviennent à notre profession. Rien ne pousse davantage à une vie publique que I'élégance vestimentaire. Aussi bien, l'on ne recherche celle‑ci qu'en vue d'une vaine gloire et des pompes du siècle. «Personne ne, fait toilette pour rester caché, dit saint Grégoire; mais bien pour être vu.»

 

Quant à la chambre dont parle l'épouse, c'est celle même où dans l'Évangile l'Époux nous invite à venir prier, lorsqu'il nous dit: « Mais toi, quand tu prieras, entre dans la chambre et, porte close, adresse ta prière à ton Père.» Il semble sous-entendre: «Ne le fais pas sur les places et dans les lieux publics, comme les hypocrites. » Par « chambre », il veut donc désigner un endroit retiré, loin des bruits et des spectacles du monde, où soit possible une oraison plus tranquille et plus pure: telles sont les solitudes monacales, dont on nous ordonne de «tenir les portes fermées » C'est-à-dire d'en clore tous les accès de peur que la pureté de la prière n'y soit troublée et que notre oeil n'attire quelque dommage à notre malheureuse âme. C'est pour moi une incessante douleur de voir, sous notre habit, tant de contempteurs de ce conseil, que dis-je ? de ce précepte divin ! Lorsqu'ils célèbrent l'office, ils ouvrent les portes du cloître et les grilles du choeur, et s'offrent impudemment en spectacle à un public des deux sexes, surtout si quelque solennité liturgique les revêt d'ornements précieux. Ils rivalisent alors de luxe profane avec ceux aux yeux desquels ils s'exhibent. A leur avis, la beauté d'une fête religieuse dépend de la richesse des pompes extérieures et de l'abondance des offrandes dont elle est le prétexte. Leur malheureux aveuglement est la négation même de l'idéal de pauvreté prêché par le Christ. Mieux vaut n'en plus rien dire : il y aurait scandale à en parler. Ce sont des juifs de coeur : l'habitude leur tient lieu de règle; les traditions auxquelles ils s'attachent font de la loi de Dieu lettre morte. Ils obéissent moins à leur devoir qu'à la coutume, oublieux de ce texte où saint Augustin nous rappelle que le Seigneur a dit: «Je suis la vérité», et non pas: «Je suis la coutume.»

 

Que d’autres se recommandent, s'il leur plait, à ces prières faites toutes portes ouvertes ! Pour vous qui, introduites dans la chambre du Roi céleste et reposant dans ses bras, vous donnez à lui tout entières, derrière des portes toujours closes, vos prières me sont un appui d'autant plus sûr, plus vrai et plus efficace, que vous vous unissez plus intimement à votre Époux. «Celui qui est uni au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit», dit l'apôtre: c'est pourquoi je réclame avec tant d'insistance votre aide spirituelle. Je sais en effet que vous prierez pour moi avec une ferveur égale à la parfaite charité qui nous lie.

 

     Je vous ai bouleversées en vous parlant des dangers que je cours et de la mort que j'appréhende: mais c'est à votre demande instante que je l'ai fait. Tu me disais, dans la première lettre que tu m'as adressée : «Nous te conjurons par le Christ qui, en vue de sa propre gloire, te protège encore d'une certaine manière, nous, ses petites servantes et les tiennes, de daigner nous écrire fréquemment pour nous tenir au courant des orages où tu es aujourd’hui ballotté. Nous sommes les seules qui te restent; nous du moins participerons ainsi à tes souffrances et à tes joies. Les sympathies, d'ordinaire, procurent à celui qui souffre une certaine consolation; un fardeau qui pèse sur plusieurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter.» Pourquoi donc me reprocher de vous faire partager mon angoisse, puisque c’est toi‑même qui m'as requis de le faire ? Conviendrait-il que vous fussiez dans la paix tandis que je traîne une existence désespérée ? Ou bien voulez-vous ne vous associer qu'à mes joies, et non à mes souffrances, rire avec ceux qui rient, mais non pleurer avec ceux qui pleurent ? La seule différence entre les vrais et les faux amis est celle-ci précisément: les uns prennent part à nos peines, les autres se bornent à partager notre prospérité. Cesse donc, je t'en conjure, de me parler ainsi; abandonne ces récriminations qui ne procèdent aucunement de la charité.

 

Si, en t'exprimant ces pensées, je froisse encore ta susceptibilité, songe que, dans l'imminence du péril où je me trouve, dans la désespérante incertitude de ma vie quotidienne, je dois m'inquiéter de mon salut et chercher à l'assurer pendant qu'il en est encore temps. Si tu m'aimes vraiment, tu comprendras mon souci. Bien plus, si tu nourrissais une espérance sincère dans la miséricorde divine à mon égard, tu souhaiterais d’autant plus ardemment de me voir affranchi des tristesses de cette vie, que tu les vois plus intolérables.

 

Tu ne l'ignores pas : celui qui me délivrera de cette existence m'arrachera aux pires tourments. Je ne sais quelles peines me sont réservées après la mort mais je sais bien à quoi j'échapperai en mourant. La fin d'une vie malheureuse est toujours douce.

 

Quiconque compatit véritablement à l'angoisse d'autrui et y participe de coeur, désire qu'elle prenne fin. Dût-il en souffrir, celui qui aime véritablement un malheureux est moins attentif à son bien propre qu'à celui de cet être cher. C'est ainsi qu'une mère en vient à désirer que la mort mette un terme aux trop longues souffrances de son fils incurable : elle n'en peut plus de le voir souffrir, et préfère le perdre plutôt que de prolonger ce supplice. Quelque douce que soit la présence d'un ami, nous aimons mieux le savoir heureux loin de, nous que misérable à nos côtés : ne pouvant le soulager dans son malheur, nous ne supportons pas d'en être témoins.

 

Il ne t'est pas donné, certes, de jouir de ma présence, si misérable qu'elle soit. Mais, puisque dans ton bonheur il n'y a plus de place pour moi, pourquoi donc, je me le demande, préfères‑tu pour moi, à la joie de mourir, la douleur de prolonger cette vie ? Si, pour ton agrément personnel, tu désires la continuation de mes infortunes, tu agis envers, moi en ennemie plus qu'en amoureuse. Si tu veux éviter que je ne te considère ainsi, cesse, je t'en supplie encore, de te plaindre. Je t'approuve, par contre, lorsque tu repousses mes éloges. Tu montres par là que tu en es vraiment digne. Il est écrit: «Le juste est le premier de ses propres accusateurs» et: «Quiconque s'humilie s'élève.» Puisse ton âme être d'accord avec ta plume ! S'il en est vraiment ainsi, ton humilité est trop sincère pour s'être évanouie au souffle de mes paroles.

 

Mais prends garde, je t'en conjure, de chercher la louange en paraissant la fuir, et de réprouver en paroles ce que tu désirerais au fond du coeur. Saint Jérôme, à ce sujet, écrit à la moniale Eustochie : «La nature nous pousse au mal. Nous écoutons avec plaisir les flatteries et, tout en proclamant notre indignité, en rougissant d'une pudeur apprise, nous tressaillons intérieurement de joie.»

 

Telle est la conduite de l'aimable Galathée, dont Virgile nous dépeint la coquetterie sournoise: sa fuite même témoignait de son désir; feignant de repousser un amant, elle l'excitait à cette poursuite,

 

Elle fuit vers les saules, mais désire être vue auparavant.

 

Elle désire être vue avant de disparaître dans cette cachette, et la fuite par laquelle elle semble se dérober aux embrassements du jeune homme lui est un moyen de se les assurer. C'est ainsi qu'en paraissant fuir les louanges, nous les provoquons d'autant mieux; en feignant de nous cacher pour dissimuler ce que nous avons de louable, nous appelons les éloges des dupes aux yeux de qui nous n'en semblons que plus dignes.

 

Je te signale les effets de cette duplicité, parce qu'elle est très fréquente, non parce que je t'en soupçonne: je ne doute pas de ton humilité. Je tiens seulement à réfréner tes excès de langage, de peur que tu ne paraisses, à ceux qui te connaissent mal, «chercher la gloire en la fuyant», comme dit saint Jérôme.

 

Jamais je ne t'adresserai de louanges destinées à enfler ta vanité, mais seulement à t'exciter à plus de vertu encore. Ce qu'en toi j'aurai trouvé de louable, tu le cultiveras avec une ardeur égale à ton désir de me plaire. Mes éloges ne sont pas un certificat de piété dont tu puisses t'enorgueillir: il ne faut pas accorder plus de crédit aux éloges d'un ami qu'aux blâmes d'un ennemi.

J’en viens maintenant à cette vieille plainte que sans cesse tu reprends, au sujet des circonstances de notre entrée en religion : tu la reproches à Dieu, au lieu de l’en glorifier, comme il serait juste de le faire. Les desseins de la Providence divine, avais-je pensé, sont, en ce qui nous concerne, si manifestes que toute amertume doit être depuis longtemps dissipée. Ce sentiment, qui te ronge peu à peu le corps même et l'esprit, est pour toi d'autant plus dangereux que plus avilissant, et plus injuste envers moi. Tu t'efforces, me dis-tu, de me plaire en tout. Soit. Mais si tu veux m'éviter au moins les pires souffrances (sinon mériter parfaitement mes bonnes grâces !) rejette cette amertume, qui ne saurait que me peiner, et ne t'aide en rien à gagner avec moi la béatitude éternelle. Supporterais-tu que j'y parvinsse sans toi ? Tu déclares que tu voudrais me suivre jusqu'aux abîmes de Vulcain ! Demande donc au Ciel la vertu de piété, ne serait-ce que pour n'être pas séparée de moi qui déjà m'approche, comme tu dis, de Dieu. Suis-moi plutôt dans cette voie-là, et fais-y montre d'une générosité d'autant plus grande, qu'un bonheur plus complet nous attend au terme du voyage ! La douceur n'en aura d'égale que celle de tenter l'aventure ensemble.

 

Rappelle‑toi ce que tu as dit; souviens-toi de ce que tu as écrit au sujet des circonstances de notre entrée en religion : il apparaît aujourd'hui que Dieu, loin de s'y être montré cruel envers moi, m'y fut au contraire propice. Soumets‑toi donc à ses arrêts, puisque du moins ils me sont salutaires : ils te le sont aussi, tu le reconnaîtras le jour où ta douleur cessera de se rebeller contre la raison. Cesse de te plaindre d'avoir été la cause d'un si grand bien : tu n'as pas le droit de douter que Dieu t'a créée dans ce but ! Ne pleure plus sur mon épreuve, ou bien pleure alors sur les souffrances de tous les martyrs, et sur la mort de Notre-Seigneur. Si j'avais mérité ce châtiment, le supporterais-tu donc d'un coeur plus léger, et t'émouvrait-il moins? Mais non ! S'il en était ainsi, mon malheur te toucherait d'autant plus qu'il serait plus honteux pour moi et plus glorieux pour mes ennemis: ceux-ci jouiraient du prestige des justiciers, je n'aurais pour ma part que culpabilité et mépris; nul ne songerait à les accuser de crime ni à me prendre moi‑même en pitié.

 

Cependant, pour adoucir l'amertume de ta douleur, je tiens à te prouver que cette épreuve me fut utile, et que la vengeance de Dieu s'exerça avec plus de justice après notre mariage qu'elle ne l'eût fait durant notre liaison illégitime.

 

Peu de temps après que nous eûmes reçu le sacrement, tu t'en souviens, tu étais alors retirée au couvent d'Argenteuil, je vins un jour te voir en secret: ma concupiscence, déchaînée se satisfit avec toi dans un coin du réfectoire, faute d'un autre endroit où nous livrer à ces ébats. Tu te souviens, dis-je, que nous ne fûmes pas retenus par la majesté de ce lieu consacré à la Vierge. Si même nous n'eussions pas commis d'autre crime, celui-là n'était-il pas digne du pire des châtiments ? A quoi bon rappeler nos anciennes souillures, et les fornications dont nous fîmes précéder le mariage ? La honteuse trahison dont je me rendis coupable envers ton oncle, dans la maison duquel je vivais en familier, lorsque, impudemment, je te séduisis ? Qui donc oserait trouver injuste que j'aie été trahi à mon tour par celui que j'avais, le premier, outrageusement trahi ? Penses-tu que la brève douleur physique qui me fut imposée ait suffi à venger de tels crimes ? Bien plutôt: de tels péchés méritaient-ils tant d’indulgence? Quelle blessure, crois‑tu donc, expierait devant la Justice divine la profanation d'un lieu consacré à Sa Mère? Certes, si je ne me trompe, mes péchés auront moins été expiés par une aussi salutaire blessure, que par mes épreuves actuelles. .

 

Tu te souviens aussi que, lorsque durant ta grossesse je t'envoyai en Bretagne, tu te déguisas, pour le voyage, en religieuse et par cette simulation, tu jouas de la profession qui maintenant est la tienne. Vois donc combien la justice, ou plutôt la grâce divine a eu raison de te pousser malgré toi dans cet état que tu n'as pas craint de tourner en dérision. Elle a voulu que tu expiasses dans l'habit même que tu avais profané; que la vérité de l'effet remédiât au mensonge et réparât la fraude.

 

Telles ont été les voies de la justice divine. Mais plus encore: considère notre propre intérêt, et tu devras reconnaître qu'en tout ceci Dieu a fait en nous, mieux que de justice, oeuvre de grâce. Pense donc, ma très chère, pense à quelle profondeur les filets de la miséricorde divine nous ont repêchés dans cette mer périlleuse; dans quelle Charybde dévorante ils nous ont retirés, malgré nous, du naufrage ! Nous pouvons bien nous écrier, l'un et l'autre: «Le Seigneur s'inquiète de moi» Pense, pense encore, aux dangers qui nous environnaient et dont le Seigneur nous a fait sortir. Ne cesse pas de rendre grâces, en commémorant tout ce qu'il a fait pour nos âmes. Console, par notre exemple, les pécheurs qui désespèrent de Sa bonté: ils comprendront toutes les grâces qu'elle accorde à ceux qui l'invoquent et la prient, en voyant les bienfaits dont elle combla des pécheurs endurcis. Songe aux mystérieux desseins que la divine Providence réalisa en nous; avec quelle miséricorde le Seigneur a fait, de son oeuvre justicière, un moyen de régénération; avec quelle sagesse il s'est servi des méchants eux-mêmes pour changer en piété l'impiété, et comment une blessure unique, infligée par justice à mon corps, a guéri nos deux âmes.

 

Compare, au danger couru, le mode de notre délivrance. Compare, au remède, la maladie. Examine ce qu'avaient mérité nos fautes, et admire les effets de la bonté divine. Tu sais à quelles turpitudes ma concupiscence effrénée avait amené nos corps. Ni la pudeur, ni le respect de Dieu ne m'arrachaient même durant la Semaine sainte, même au jour des plus grandes, solennités religieuses, au bourbier où je me roulais. Tu refusais, tu résistais de toutes tes forces, tu essayais de la persuasion. Mais, profitant de la faiblesse de ton sexe, je forçai plus d'une fois ton consentement, par des menaces et des coups. Mon désir de toi avait tant d'ardeur que ces misérables et obscènes plaisirs (je n'ose plus même aujourd'hui les nommer!) passaient pour moi avant Dieu, avant moi‑même. La clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu’en me les interdisant à jamais ?

 

L'indigne trahison commise par ton oncle fut donc un effet de justice et de clémence souveraines: diminué de cette partie de mon corps qui était le siège des désirs voluptueux, la cause première de toute concupiscence, je pus croître de toutes autres manières. Celui de mes membres qui seul avait péché expia dans la douleur ses jouissances peccamineuses :. N’était-ce pas toute justice ? Tiré des saletés où je me plongeais comme dans la fange, j'ai été circoncis de corps et d'esprit. Je devins ainsi d'autant plus apte au service des autels qu'aucune contagion charnelle ne pouvait désormais m'atteindre et me souiller. Vois de quelle clémence je fus l'objet : je n'eus à souffrir que dans le membre dont la privation servirait au salut de mon âme; toute mutilation visible me fut épargnée, qui m'aurait gêné dans l'accomplissement de mes devoirs publics. L'exercice, au contraire, de tâches honnêtes m'a été facilité, dans la mesure même où je fus affranchi du joug si lourd de la concupiscence.

 

La grâce divine m'a purifié, plutôt qu'elle ne me mutila, en me privant d’un membre si vil que la honte attachée à sa fonction lui vaut l'appellation de «parties honteuses», et que nul n'ose le désigner par son nom. A-t-elle fait autre chose qu'écarter de moi l'impureté du vice, afin de préserver mon innocence spirituelle ? On raconte que plusieurs sages fameux, désireux de conserver leur pureté intérieure, portèrent la main sur eux-mêmes, effaçant ainsi de leur vie la tache de la concupiscence. L'apôtre, tu le sais, demanda à Dieu de l'affranchir de cet «aiguillon de la chair». Il ne fut pas exaucé; mais le grand philosophe chrétien Origène nous propose un illustre exemple: pour éteindre les feux dont il brûlait, il ne craignit pas de se mutiler. Il avait pris dans le sens littéral le texte biblique qui déclare bienheureux ceux qui « se sont châtrés en vue d'obtenir le royaume des cieux»; l’on ne saurait autrement, lui semblait‑il, accomplir le précepte du Seigneur nous prescrivant de couper et de rejeter le membre par où nous vient le scandale. Il interprétait historiquement, et non de façon allégorique, la prophétie d'Isaïe dans laquelle il est affirmé que le Seigneur préfère les eunuques aux autres fidèles: « Les eunuques qui observeront le sabbat et accompliront ma volonté, auront une place dans ma maison et dans mes murs. Je leur donnerai un nom meilleur que celui de fils et de filles. Je leur donnerai un nom éternel, qui ne périra pas.»

 

Origène commit pourtant une faute grave en cherchant, dans une mutilation volontaire, le remède à son péché Animé d'un zèle imprudent aux yeux de Dieu, il a encouru l'accusation d’homicide, en portant la main sur son propre corps. Il céda à une tentation diabolique et commit une erreur insigne, en exécutant de lui-même ce que la bonté divine fit exécuter sur moi par la main d’un autre.

 

Loin de démériter, j’évite toute faute. Je mérite la mort, et Dieu me donne la vie, il m'appelle, je résiste, je persiste dans mon crime, il m'amène au pardon malgré moi. L'apôtre prie, et n'est pas exaucé. Il insiste et n'obtient rien. Vraiment, «le Seigneur s'inquiète de moi !» J'irai donc partout raconter «les merveilles que Dieu a faites pour mon âme». Viens donc, ô mon inséparable compagne, t’unir à mon action de grâces, toi qui participas à ma faute et à mon pardon.

 

Car Dieu n'a pas oublié de te sauver aussi. Il n'a cessé de penser à toi. Par une sorte de saint présage, il t'a désignée depuis toujours comme devant être sienne, en te marquant, toi Héloïse de son propre nom d'Héloïm ! Tandis que le démon s'efforçait de nous perdre tous deux par l'un seul de nous, sa clémence décréta que notre salut commun serait de même opéré par un seul. Peu de temps avant l'attentat, l'indissoluble sacrement du mariage nous avait unis. À l'heure même où, éperdu d'amour, j'aspirais à te retenir pour toujours auprès de moi, Dieu saisissait cette occasion de nous ramener ensemble à lui. Si le lien conjugal ne nous eût précédemment enchaînés, les conseils de tes parents et l'attrait des voluptés charnelles t'eussent, après ma retraite, aisément retenue dans le siècle. Songe à quel point Dieu a pris soin de nous : il semble nous avoir réservés pour quelque grande oeuvre, et s'être douloureusement indigné de voir les trésors de science, qu'il nous avait confiés à l'un et à l’autre, autrement exploités qu’à l'honneur de son nom. Il semble avoir redouté les passions trop violentes de son méprisable serviteur, selon qu’il est écrit: «Les femmes font apostasier même les sages. » Salomon, le Sage des sages, est la preuve vivante de cette vérité.

 

Le trésor de ta sagesse. fructifie tous les jours avec abondance pour le Seigneur : déjà tu Lui as donné de nombreuses filles spirituelles, alors que moi je demeure stérile, peinant en vain parmi des fils de perdition Quelle déplorable perte, quel malheur pitoyable, si, livrée aux souillures du plaisir, tu ne faisais que donner dans la douleur, quelques enfants au monde, au lieu de cette riche famille que, dans la joie, tu présentes au ciel; si tu n'étais qu'une femme, au lieu de surpasser comme tu le fais aujourd'hui, les hommes eux-mêmes, ayant, de la malédiction d’Ève, tiré la bénédiction de Marie! Quelle indécence, si tes mains consacrées, occupées maintenant à feuilleter les livres saints, étaient réduites aux vulgaires travaux féminins! Dieu a daigné lui‑même nous arracher à ces contacts infamants, nous extraire du bourbier des voluptés, et nous élever à lui par la même sorte de violence dont il frappa saint Paul pour le convertir. Peut-être aussi a-t-il voulu que notre exemple détournât d’une science présomptueuse la foule des lettrés.

 

Ne t'afflige donc pas, ma soeur, de ce coup, je t'en conjure. Ne nourris pas d'amertume envers le Père qui nous châtie si paternellement. Songe à ces mots de l'Écriture : «Dieu corrige ceux qu'il aime. Il châtie tous ceux qu'il adopte comme enfants. » Et ailleurs : « Qui épargne la verge n'aime pas son fils.» Cette peine est passagère, non éternelle. Elle tend à purifier, non à damner. Écoute le prophète, et prends courage : «Le Seigneur ne jugera pas deux fois une même faute, et le châtiment ne se répétera pas.» Médite cette exhortation suprême et si grave de la Vérité : «Dans la patience, vous posséderez votre âme. » D'où cette maxime de Salomon: «L'homme patient vaut mieux que l'homme fort, et celui qui domine son âme, mieux que celui qui prend des villes.»

 

N'es‑tu pas émue jusqu'aux larmes, pénétrée de componction, en pensant que le Fils unique de Dieu, malgré son innocence, a été, pour toi‑même et pour le monde, arrêté par les impies, traîné, flagellé, insulté, la face voilée, souffleté, couvert de crachats, couronné d'épines, suspendu enfin entre deux voleurs au gibet ignominieux de la croix, et livré à la mort la plus horrible, la plus exécrable ? Que tes yeux, que ton coeur, ne cessent de contempler en lui, ma soeur, ton unique Époux et celui de toute l'Église Regarde le qui s'avance pour toi vers le supplice, portant sa propre croix. Mêle-toi au peuple, aux femmes qui pleurent, et se lamentent sur son sort, comme le raconte saint Luc : «Une grande foule le suivait, et des femmes qui le pleuraient en gémissant» Se retournant vers elles, plein de compassion, il leur annonça la vengeance qui, bientôt, serait tirée de sa mort, mais à laquelle elles échapperaient elles-mêmes en suivant sagement ce conseil : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous-mêmes et sur vos enfants. Le jour vient, en effet, où l'on dira : bienheureuses les stériles; heureux les ventres qui n'ont pas enfanté et les seins qui dont pas allaité ! Alors, on dira aux montagnes : Tombez sur nous; et aux collines : Recouvrez-nous. Car si l'on agit ainsi envers le bois vert, que fera-t-on du bois sec ?»

 

Compatis à celui qui, volontairement, a souffert pour te racheter; que sa croix soit la cause de ta douleur. Demeure en esprit auprès de son sépulcre, et partage le deuil et les pleurs des femmes fidèles dont, comme je te le rappelais, il est écrit : «Les femmes assises devant le tombeau se lamentaient et pleuraient le Seigneur.» Prépare avec elles les aromates de l'embaumement, mais des aromates meilleurs, spirituels, et non matériels : car c’est ceux-là qu'il exige aujourd'hui, non plus les autres. Que toute ta piété se concentre sur ce devoir.

 

Dieu lui‑même nous invite à cultiver de tels sentiments, quand, s'adressant à ses fidèles, il leur dit par la bouche de Jérémie: «0 vous tous qui passez sur le chemin; considérez, et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur.» C'est‑à‑dire : peut-on s'apitoyer sur une autre souffrance que la mienne, lorsque, seul pur de tout péché, j'expie les péchés du monde? Or, le Christ est la voie par où les fidèles, rentrant d'exil, regagnent leur patrie. Il a lui-même élevé pour nous, comme une échelle, la croix du haut de laquelle il nous crie cet appel. Ce Fils unique de Dieu, s’étant librement offert, est mort pour toi. C'est sur lui seul qu'il faut te lamenter et gémir, gémir et te lamenter. Accomplis la parole de Zacharie, invoquant les âmes dévotes : «Elles pleureront comme à la mort d’un fils unique, et se lamenteront sur lui comme on le fait sur la mort d’un premier-né.»

 

Considère, ma soeur, l'affliction des sujets fidèles d'un roi lorsque celui‑ci perd son fils unique, son premier-né; considère la douleur de la famille, la tristesse de la cour entière; et plus encore les déchirants, les intolérables sanglots de épouse du défunt. Telle doit être ton affliction, ma soeur, tels doivent être tes sanglots, toi qu'un bienheureux mariage unissait à cet Époux divin. Il a payé ta dot non à prix d'argent, mais au prix de lui-même. De son propre sang, il t’a achetée et rachetée. Vois les droits qu'il a sur toi, et combien tu lui es précieuse.

 

L'apôtre, pensant au prix de notre rédemption, et le comparant à la valeur réelle de ceux pour qui il fut offert, mesure notre dette de reconnaissance: «Loin de moi, dit-il, l’idée de me glorifier autrement que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Cbrist, par qui le monde a été crucifié pour moi et moi pour le monde.»

 

Tu es plus grande que le ciel, plus grande que le monde, toi dont le Créateur du monde s'est fait la rançon. Qu'a-t-il donc vu en toi, je te le demande, lui à qui rien ne fait défaut, pour que, dans le seul but de t'acquérir, il ait lutté jusqu’à l'agonie d’une mort si horrible et ignominieuse? Qu'a-t-il cherché d'autre en toi, dis-je, que toi-même? C’est lui l’amant véritable, qui ne désire que toi, et non ce qui est à toi; l’amant véritable qui, au moment de mourir pour toi, déclarait: « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.» C’est lui qui t'aimait véritablement, et non moi. Mon amour, qui nous entraîna tous deux dans le péché, appelons-le concupiscence, non amour. J'assouvissais en toi mes misérables passions: voilà tout ce que j'aimais ! J'ai souffert, dis‑tu, pour toi. Peut-être est-ce vrai. Mais il serait plus juste de dire que j’ai souffert par toi, contre mon gré. Non par amour pour toi, mais par contrainte. Non pour ton salut, mais par ta douleur. C’est pour ton salut, au contraire, que le Christ a volontairement subi cette passion par laquelle il guérit en nous toute langueur et réprime toute souffrance. Porte vers lui, je t'en conjure, et non plus vers moi., toute ta piété, toute ta compassion, toute ta douleur. Déplore l'iniquité si cruelle commise envers son innocence, et non la juste vengeance qui m'atteignit et nous fut à tous deux, je le répète, la plus grande des grâces.

 

Tu es injuste de ne pas aimer l'équité; plus injuste encore, de t’opposer sciemment à, la volonté, bienfaisante de Dieu. Pleure ton Sauveur et non ton corrupteur; ton Rédempteur, et non l’auteur de ta souillure; le Seigneur mort pour toi, non son serviteur toujours vivant et qui vient à peine d’être délivré de la mort éternelle ! Prends garde, je t’en prie, qu'on ne puisse t'appliquer, à ta plus grande honte, les vers que dit Pompée à Cornélie dans son affliction :

 

Après la bataille, le Grand Pompée vit encore

Mais sa fortune a péri : ce que tu pleures, c'est donc là ce que tu aimas !

 

Songes-y, je t'en supplie. Tu te couvrirais d’ignominie en refusant de condamner l’impudence de nos anciennes turpitudes ! Supporte donc, ma soeur, supporte patiemment, c’est moi qui t'en prie, les effets de la miséricorde divine sur nous. C’est la verge d’un père qui nous a frappés, non l'épée d'un bourreau. Un père châtie pour corriger, de peur qu'un ennemi irrité ne, vienne infliger la mort. Il blesse pour sauver la vie, non pour l'enlever; il tranche avec le fer les germes du mal. Il blesse le corps et guérit l’âme. Il aurait dû donner la mort, il vivifie. Il coupe les chairs atteintes, et rend la santé à l'organisme. Il punit une fois pour ne pas avoir à punir toujours. Un seul être souffre de cette blessure, et deux sont arrachés à la mort. Il y avait deux coupables, un seul est puni. La bonté divine a eu pitié de la faiblesse de ton sexe, et, jusqu'à un certain point, cela est juste aussi. La nature en effet, qui t'avait créée plus faible physiquement, t'avait mieux armée contre l'incontinence, et ta culpabilité était moindre. Je rends grâces au Seigneur qui t'affranchit alors de la peine et te réserva pour la couronne. Une seule douleur, infligée à mon corps, refroidit d'un coup toutes les ardeurs concupiscentes dont je brûlais immodérément, et me préserva de toute rechute. Quant à toi, dont la jeunesse était assaillie par les suggestions passionnées de la chair, tu fus réservée à la gloire des martyrs. Tu te refuses à entendre cette vérité; tu m'interdis de l'énoncer; elle n'en est pas moins manifeste. La couronne; est destinée à celui qui combat sans relâche, et nul ne la recevra, qui n'ait «lutté jusqu'au bout».

 

Pour moi, aucune couronne ne m'attend car je n'ai plus de combat à soutenir. A qui l’on a retiré l'aiguillon de la concupiscence, manque l'élément du combat. Pourtant, si 'je n'ai pas de couronne à recevoir, je tiens pour un grand privilège de pouvoir éviter le châtiment, puisqu'une souffrance passagère m'aura sans doute préservé des peines éternelles. Des hommes en effet qui, semblables aux bêtes, s'abandonnent à leur misérable vie sensuelle, il est écrit que «les animaux pourrissent sur leur ordure».

 

Je ne me plains pas de ce que mes mérites ont décru, sachant bien quel les tiens augmentent. Nous sommes un dans le Christ une seule chair par la loi du mariage. Rien de ce qui te concerne ne me semble étranger. Or, le Christ est à toi, qui es devenue son épouse. Et voici que tu m'as pour serviteur, comme je te l'ai dit plus haut, moi qu'autrefois tu tenais pour ton maître. Mais un amour spirituel plus que la crainte m'attache à ton service. Ton patronage auprès du Christ me donne la confiance d'obtenir par ta prière ce que je ne peux obtenir par la mienne, aujourd'hui surtout que l’imminence du danger, et des bouleversements de toute sorte, m'empêchent et de vivre et de prier librement. Il me devient impossible d'imiter ce bienheureux eunuque qui, personnage puis à la cour de, Candace, reine Éthiopie, et préposé à ses trésors, vint de si loin adorer à Jérusalem. A son retour, un ange lui envoya l'apôtre Philippe pour le convertir à la foi comme il l'avait mérité par sa prière et par son assiduité à lire l'Écriture. Quoique riche et païen, il évitait même pendant le voyage de délaisser cette sainte occupation, et la grâce divine permit bienveillamment qu'ainsi 1e passage du Livre qu'il avait sous tes yeux fournisse à l'apôtre l’occasion la plus favorable d’opérer sa conversion.

 

Je ne voudrais pas que rien t'empêchât encore d'accueillir ma demande, ou te fît différer d'y satisfaire. Aussi ai-je rapidement composé une prière que tu réciteras à mon intention. Je te l’envoie ci-joint.

 

Prière

 

«Dieu, qui, dès l'origine de la création, en tirant la femme d'une côte de l'homme, instituas le grand sacrement de mariage, puis l'élevas à une dignité admirable en naissant d'une femme mariée et en inaugurant lors d'une fête nuptiale la série de tes miracles; toi, qui, à la fragilité de mon incontinence, te plus jadis à accorder ce remède, ne repousse pas les prières que ta petite servante répand humblement devant ta divine majesté, pour ses propres péchés et pour ceux de son bien‑aimé.

 

« Pardonne, ô Dieu bon, ô bonté même; pardonne-nous tant de crimes si grands, et que l'immensité de ta miséricorde ineffable se mesure à la multitude de nos fautes. Punis, je t’en conjure, les coupables en ce monde, afin de les épargner dans l’autre. Punis-les dans le temps, afin de ne les punir pas dans l'éternité. Prends contre tes serviteurs la verge de la correction, non l'épée de la colère. Afflige la chair pour conserver les âmes. Montre-toi pacificateur, non vengeur; miséricordieux plutôt que juste; père bienveillant, et non maître sévère.

 

« Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme le prophète le demande pour lui-même, lorsqu'il te prie à peu près en ces termes : « Commence par examiner nos forces, et mesure selon elles le fardeau des tentations.» C’est ce que saint Paul promet à tes fidèles, lorsqu'à son tour il écrit : « Le Dieu tout-puissant ne souffrira pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces, mais il accroîtra celles‑ci en même temps que la tentation, afin que vous puissiez la supporter.»

 

« Tu nous as unis, puis séparés, ô Seigneur, quand il t’a plu et de la manière qui t’a plu. Ce que ta miséricorde, Seigneur, a ainsi commencé, achève-le maintenant avec plus de miséricorde encore; et ceux que tu as, pour peu de temps, séparés sur la terre, unis-les en toi dans l'éternité du ciel, toi notre espérance, notre attente notre consolation, Seigneur béni dans tous les siècles. Amen. »

 

Salut dam le Christ, épouse du Christ. Dans le Christ sois forte. Vis par le Christ. Amen.

 

Dans "Abélard et Héloïse correspondance", Bibliothèque médiévale, texte établi et présenté par Paul Zumthor, 10/18, UGE, 1979

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