LETTRE -3- AU PAPE INNOCENT II
Lettre 330
 

 

Contre Pierre Abélard.

 

A son bien-aimé père et seigneur le pape Innocent, B..., abbé de Clairvaux, ses très humbles hommages.

 

L'Épouse du Christ passe ses nuits au milieu des sanglots, ses joues sont inondées de larmes, et pas un de ses nombreux amis ne se présente pour la consoler. Cette Sunamite vous est confiée, très saint l'ère, pendant les jours de son pèlerinage, jusqu'au retour de son Époux, et comme elle vous sait aimé de lui, il n'est personne à qui elle fasse avec plus d'abandon la confidence des injustices dont elle est l'objet; personne à qui elle ouvre plus intimement le fond de son coeur pour lui en montrer les chagrins et les tortures. L'amour que vous avez pour l'Époux fait qu'en toute occasion l'Épouse vous trouve prêt à la soutenir au milieu des épreuves; car, semblable au lis qui pousse art milieu des épines, l'Église est environnée d'ennemis; mais de tous ceux qui l'assaillent, ceux dont les blessures lui sont le plus cruelles et les coups le plus sensibles, ce sont ceux qu'elle a portés dans son sein et nourris de son lait. Ce sont eux qui lui arrachent contre eux-mêmes cette plainte empruntée au Prophète: « Mes proches et mes amis se sont levés contre moi et ont résolu de me perdre (Psalm. XXXVII, 12). » Qu'est-ce qui peut faire plus de mal qu'un ennemi domestique? On peut en juger par la fausse amitié d'Absalon et par le baiser de Judas. Voilà qu'on veut poser un autre fondement de la foi que celui qui à été établi (I Cor., III, 11). On nous fabrique en France une nouvelle foi; on n'envisage plus les vertus et les vices au point de vue de la morale, ni les sacrements selon les règles de la foi; enfin il n'est pas jusqu'au mystère de la sainte Trinité dont on ne parle, m'assure-t-on, en termes bien éloignés de la simplicité et de la réserve que réclame un pareil sujet. Maître Pierre et Arnaud, dont vous avez purgé l'Italie comme d'un fléau, s'entendent parfaitement l'un l'autre pour faire la guerre à Dieu et réunissent leurs efforts contre son Christ; leur liaison est telle que. ces deux monstres semblent couverts par les mêmes écailles dont l'étroit rapprochement ne permet pas même à l'air de pénétrer jusqu'à eux. Ils se sont corrompus l'un l'autre, leur science les a rendus abominables, elle est devenue dans leur âme un levain de corruption qui perd la foi des simples, pervertit les règles de la morale et souille la robe virginale de l'Église. Semblables à celui qui sait se changer eu ange de lumière, ils se parent des dehors de la piété, mais se gardent bien d'en conserver l'esprit; on dirait à les voir des sanctuaires chargés de décorations, et ce sont des antres d'où se décochent des flèches mortelles contre les hommes au coeur droit. A peine avons-nous cessé d'entendre le rugissement du lion contre la chaire de Pierre, que nous sommes menacés des atteintes du dragon, qui s'en prend à la foi du même apôtre; ces deux ennemis portent aussi le nom de Pierre, mais tandis que le premier s'attaquait ouvertement à l'Église comme un lion qui cherche une proie à dévorer, le second, semblable au dragon, se tient en embuscade et tend en secret ses piéges à l'innocence. Mais vous, Seigneur mon Dieu, vous saurez troubler les visées de l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort a mis fin à ses ravages; mais l'autre, par les écrits où il consigne: ses nouveautés dogmatiques, a pourvu à la perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas encore nées. Mais je veux en deux mots vous donner une idée de ce théologien nouveau. Il a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la sainte Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la Trinité. Après tout cela, il se vante d'avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués dans ceux mêmes en qui il ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Par quelle audace et de quel front peux-tu bien en appeler à la protection du défenseur de la foi, toi qui sapes cette vertu par la base? de quel oeil oses-tu regarder en face l'ami de l'Époux quand tu déshonores l'Épouse? Pourquoi faut-il que le soin d'une communauté et le faible état de ma santé me forcent de rester dans mon monastère? Avec quel empressement partirais-je pour aller voir le zèle que l'ami de l'Époux déploie à la garde de son Épouse bien-aimée pendant qu'il est absent! Pourrais-je souffrir qu'on attaque et qu'on déchire l'Église même quand je n'ai pu me taire lorsqu'on en persécutait le chef? Quant à vous, bien-aimé Père, ne tardez point à prendre sa défense, préparez vos armes et ceignez-vous du glaive que vous avez reçu. Déjà la charité se ressent des coups de l'iniquité et diminue à proportion que celle-ci augmente, et je prévois le jour où l'Épouse du Christ va se mettre à la suite de troupeaux étrangers et se laisser conduire par les faux pasteurs qui les mènent, si vous n'y mettez bon ordre.

 

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003

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