Contre Pierre
Abélard.
A son bien-aimé
père et seigneur le pape Innocent, B..., abbé de
Clairvaux, ses très humbles hommages.
L'Épouse du Christ passe ses nuits au
milieu des sanglots, ses joues sont inondées de larmes,
et pas un de ses nombreux amis ne se présente pour la
consoler. Cette Sunamite vous est confiée, très saint
l'ère, pendant les jours de son pèlerinage, jusqu'au
retour de son Époux, et comme elle vous sait aimé de
lui, il n'est personne à qui elle fasse avec plus
d'abandon la confidence des injustices dont elle est
l'objet; personne à qui elle ouvre plus intimement le
fond de son coeur pour lui en montrer les chagrins et
les tortures. L'amour que vous avez pour l'Époux fait
qu'en toute occasion l'Épouse vous trouve prêt à la
soutenir au milieu des épreuves; car, semblable au lis
qui pousse art milieu des épines, l'Église est
environnée d'ennemis; mais de tous ceux qui
l'assaillent, ceux dont les blessures lui sont le plus
cruelles et les coups le plus sensibles, ce sont ceux
qu'elle a portés dans son sein et nourris de son lait.
Ce sont eux qui lui arrachent contre eux-mêmes cette
plainte empruntée au Prophète: « Mes proches et mes amis
se sont levés contre moi et ont résolu de me perdre
(Psalm. XXXVII, 12). » Qu'est-ce qui peut faire plus de
mal qu'un ennemi domestique? On peut en juger par la
fausse amitié d'Absalon et par le baiser de Judas. Voilà
qu'on veut poser un autre fondement de la foi que celui
qui à été établi (I Cor., III, 11). On nous fabrique en
France une nouvelle foi; on n'envisage plus les vertus
et les vices au point de vue de la morale, ni les
sacrements selon les règles de la foi; enfin il n'est
pas jusqu'au mystère de la sainte Trinité dont on ne
parle, m'assure-t-on, en termes bien éloignés de la
simplicité et de la réserve que réclame un pareil sujet.
Maître Pierre et Arnaud, dont vous avez purgé
l'Italie comme d'un fléau, s'entendent parfaitement l'un
l'autre pour faire la guerre à Dieu et réunissent leurs
efforts contre son Christ; leur liaison est telle que.
ces deux monstres semblent couverts par les mêmes
écailles dont l'étroit rapprochement ne permet pas même
à l'air de pénétrer jusqu'à eux. Ils se sont corrompus
l'un l'autre, leur science les a rendus abominables,
elle est devenue dans leur âme un levain de corruption
qui perd la foi des simples, pervertit les règles de la
morale et souille la robe virginale de l'Église.
Semblables à celui qui sait se changer eu ange de
lumière, ils se parent des dehors de la piété, mais se
gardent bien d'en conserver l'esprit; on dirait à les
voir des sanctuaires chargés de décorations, et ce sont
des antres d'où se décochent des flèches mortelles
contre les hommes au coeur droit. A peine avons-nous
cessé d'entendre le rugissement du lion contre la chaire
de Pierre, que nous sommes menacés des atteintes du
dragon, qui s'en prend à la foi du même apôtre; ces deux
ennemis portent aussi le nom de Pierre, mais tandis que
le premier s'attaquait ouvertement à l'Église comme
un lion qui cherche une proie à dévorer, le second,
semblable au dragon, se tient en embuscade et
tend en secret ses piéges à l'innocence. Mais vous,
Seigneur mon Dieu, vous saurez troubler les visées de
l'orgueil et fouler aux pieds le lion et le dragon. L'un
ne fit de mal que pendant sa vie, sa mort a mis fin à
ses ravages; mais l'autre, par les écrits où il
consigne: ses nouveautés dogmatiques, a pourvu à la
perte de l'avenir et pris un moyen assuré de faire
passer le poison jusqu'aux générations qui ne sont pas
encore nées. Mais je veux en deux mots vous donner une
idée de ce théologien nouveau. Il a de commun avec
Arius de distinguer des degrés dans la sainte
Trinité; avec Pélage, de faire le libre arbitre
supérieur à la grâce; avec Nestorius, de diviser
Jésus-Christ en niant l'union de son humanité à la
Trinité. Après tout cela, il se vante d'avoir ouvert les
canaux de la science aux cardinaux et aux
ecclésiastiques de la cour de Rome, de leur avoir fait
recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de
compter des partisans dévoués dans ceux mêmes en qui il
ne devrait trouver que des juges pour le condamner. Par
quelle audace et de quel front peux-tu bien en appeler à
la protection du défenseur de la foi, toi qui sapes
cette vertu par la base? de quel oeil oses-tu regarder
en face l'ami de l'Époux quand tu déshonores l'Épouse?
Pourquoi faut-il que le soin d'une communauté et le
faible état de ma santé me forcent de rester dans mon
monastère? Avec quel empressement partirais-je pour
aller voir le zèle que l'ami de l'Époux déploie à la
garde de son Épouse bien-aimée pendant qu'il est absent!
Pourrais-je souffrir qu'on attaque et qu'on déchire
l'Église même quand je n'ai pu me taire lorsqu'on en
persécutait le chef? Quant à vous, bien-aimé Père, ne
tardez point à prendre sa défense, préparez vos armes et
ceignez-vous du glaive que vous avez reçu. Déjà la
charité se ressent des coups de l'iniquité et diminue à
proportion que celle-ci augmente, et je prévois le jour
où l'Épouse du Christ va se mettre à la suite de
troupeaux étrangers et se laisser conduire par les faux
pasteurs qui les mènent, si vous n'y mettez bon ordre.
OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION NOUVELLE PAR M.
L'ABBÉ CHARPENTIER
PARIS,
LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue
Delambre, 9, 1866
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm
Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se
reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003
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