LETTRE DE GUILLAUME, ABBE DE SAINT-THIERRY

A GEOFFROY,  ÉVÊQUE DE CHARTRES, ET SAINT BERNARD DE CLAIRVAUX

Lettre 326

L'abbé Guillaume les prie de prendre en main la cause de l'Église contre Pierre Abélard, dont il cite quelques propositions erronées. Cette lettre se trouve placée en guise de préface en tète de la controverse de Guillaume, abbé de Saint-Thierry de Reims, avec Abélard. Cette controverse se trouve imprimée dans le tome IV de la Bibliothèque de Cîteaux. On voit aux premières lignes de cette lettre qu'elle est antérieure a tout ce que saint Bernard a écrit contre Abélard; c'est ce qui nous l'a fait placer avant l'année 1140.

 

A ses révérends seigneurs et pères en Jésus-Christ, Geoffroy, évêque de Chartres, et Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeux ardents de jours longs et heureux. 

1. Mes seigneurs et mes pères, Dieu sait toute la confusion que j'éprouve en me voyant contraint, malgré mon néant, d'attirer votre attention sur un sujet dont l'importance intéresse l'Église entière ; mais puisque vous gardez le silence, de même que tous ceux pour qui c'était en pareille circonstance un devoir de parler, je le romps et c'est à vous que je m'adresse. On porte à la foi sur laquelle reposent nos communes espérances, des coups redoutables; on tend à la corrompre, cependant personne n'essaie de parer les attaques dirigées contre elle, personne même n'élève la voix pour la défendre; et pourtant Jésus-Christ a versé tout son sang pour nous la donner, les apôtres et les martyrs ont répandu jusqu'à la dernière goutte du leur pour la défendre; les Pères et les Docteurs de l'Église ont consacré leurs travaux et leurs veilles à l'affermir et à la transmettre sans tache et sans souillure à nos siècles dépravés; à ces pensées je me sens l'âme rongée de chagrin, mon coeur se brise, et, dans ma douleur, je veux au moins dire quelques mots en faveur de cette foi pour laquelle je verserais volontiers jusqu'à la dernière goutte de mon sang si cela était nécessaire. Ne croyez pas qu'il ne s'agisse que d'attaques sans portée. Il n'est question de rien moins que du mystère de la sainte Trinité, de la personne de notre divin Médiateur, et de celle du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du sacrement de notre rédemption. Pierre Abélard recommence à professer et à publier des nouveautés : ses livres passent les mers et traversent les Alpes, ses nouveautés en matière de foi et ses nouveaux dogmes se répandent dans les provinces et les royaumes, on les publie, on les soutient librement partout, c'est au point qu'on prétend qu'il, comptent des partisans même à la cour de Rome. Je vous le dis, votre silence est aussi dangereux pour vous que pour l'Église de Dieu. Nous ne comptons pour rien les atteintes portées à la foi, quoique ce ne soit que par elle que nous nous soyons renoncés nous-mêmes, et nous voyons avec indifférence les coups dirigés contre Dieu, dès qu'ils ne le sont point contre nous. Je vous en avertis, le mal n'est encore qu'à sa naissance, mais si vous ne le tranchez dans sa racine, il ne tardera pas à s'accroître et à devenir semblable au basilic, que nul enchantement ne peut plus maîtriser. Laissez-moi vous dire pourquoi je m'explique ainsi.

2. Dernièrement le hasard fit tomber sous mes yeux un opuscule de, cet homme, ayant pour titre: Théologie de Pierre Abélard. J'avoue que ce titre piqua ma curiosité et me fit lire cet ouvrage. J'en avais deux exemplaires à peu prés semblables, sauf quelques développements qui manquaient dans l'un et se trouvaient tout au long dans l'autre. Comme j'y ai trouvé plusieurs choses qui m'ont particulièrement choqué, je les ai notées en ajoutant les raisons pour lesquelles elles m'avaient blessé; je vous envoie mes remarques et mes notes avec les livres eux-mêmes, afin que vous jugiez si j'ai eu raison d'être choqué de ce que dit l'auteur. Les termes insolites dont il fait usage dans les choses de la foi, et le sens tout à fait nouveau pour moi qu'il donne aux expressions reçues, ont jeté un tel trouble dans mon esprit que, n'ayant personne à qui m'en ouvrir, je n'ai vu due vous à qui m'adresser en cette occasion et confier la cause de Dieu et de l'Église. Cet auteur vous craint et vous redoute; si vous fermez les yeux sur ses écrits, je ne vois pas qui peut lui imposer. A quels excès ne se laissera-t-il pas aller, s'il ne craint plus personne ? L'Église ayant vu la mort lui enlever presque tous les maîtres de la saine doctrine, cet ennemi domestique la prend au  dépourvu en fondant sur elle, et profite de la pénurie de docteurs où il la trouve, pour s'arroger, dans son sein, l'autorité de ceux qui lui manquent. Traitant l'Écriture sainte comme il a traité la dialectique, il la remplit de ses inventions, il y sème ses nouveautés que chaque année voit renaître sous un nouvel aspect. Au lieu de prendre la foi pour guide, il s'en fait le censeur, il se permet de la redresser, au lieu de se soumettre à ses décrets.

3. Voici la liste des propositions que j'ai extraites de ses oeuvres dans la pensée de vous les soumettre: 1° Il définit la foi: le sentiment des choses invisibles. 2° Il dit que les noms de Père, Fils et Saint-Esprit sont impropres en Dieu et ne servent qu'à rendre la plénitude du souverain bien. 3° Le Père est la toute-puissance, le Fils une certaine puissance, et le Saint-Esprit n'est point une puissance. 4° Le Saint-Esprit n'est pas consubstantiel au Père et au Fils comme le Fils l'est au Père. 5° Le Saint-Esprit est l'âme du monde. 6° Nous pouvons vouloir le bien et le faire par les seules forces du libre arbitre sans le secours de la grâce. 7° Ce n'est pas pour nous délivrer de la servitude du démon que le Christ s'est incarné et qu'il a souffert la mort. 8° Jésus-Christ, Dieu et homme, n'est pas une des trois personnes de la sainte Trinité. 9° Au sacrement de l'autel, la forme de la substance antérieure demeure dans l'air. 10° Le démon inspire ses suggestions aux hommes par des moyens physiques. 11° Ce que nous tirons d'Adam ce n'est pas la coulpe, mais la peine du péché originel. 12° Il n'y a péché que dans le consentement au péché et le mépris de Dieu. 13° On ne commet aucun péché par la concupiscence, la délectation ou l'ignorance; il n'y a pas de péché en cela, mais seulement un fait naturel.

4. Il m'a semblé que je devais extraire ces propositions des livres d'Abélard pour les mettre sous vos yeux, afin de réveiller votre zèle et de vous convaincre que je ne me suis pas ému sans raison en les lisant; et même avec la grâce de celui entre les mains duquel sont nos personnes et nos discours, je me permettrai de les réfuter ainsi que quelques autres qui en dépendent, sans me préoccuper de vous charmer par mon style, pourvu que je vous plaise par l'exposé de ma foi. J'espère, en vous montrant que ces propositions ne m'ont que trop justement ému, vous émouvoir à votre tour, et vous inspirer le courage, pour sauver la tête, de sacrifier, s'il le faut, un pied, une main ou même un oeil, comme on pourrait appeler cet homme pour lequel j'ai ressenti autrefois une bien grande affection et que je voudrais pouvoir aimer encore; je prends Dieu même à témoin de ce que je vous écris là, mais dans une pareille doctrine il n'y a plus pour moi ni prochain, ni ami. Puisqu'il s'est dévoilé lui-même en rendant ses erreurs publiques, il ne saurait plus être question maintenant de chercher à remédier au mal en prenant à part celui qui en est l'auteur pour le reprendre en secret. D'ailleurs, j'ai appris que, sans compter les opuscules qu'il a intitulés le "Oui et le Non" et "Connais-toi toi-même", il en a composé plusieurs autres encore dont les titres étranges me font craindre des doctrines plus étranges encore. On dit, il est vrai, que ces oeuvres craignent la lumière; toujours est-il que je les ai fait chercher partout sans pouvoir me les procurer. Mais revenons à notre sujet.... etc.

OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD

TRADUCTION NOUVELLE PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

PARIS,  LIBRAIRIE LOUIS DE VIVÈS, ÉDITEUR , 9, Rue Delambre, 9, 1866

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/index.htm

Pour les commentaires de Horstius et Mabillon, se reporter au site de l'abbaye Saint-Benoit
qui a mis en ligne cette traduction, 08/12/2003
 

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