LETTRE DE PIERRE LE VÉNÉRABLE
à
ABÉLARD

 

Pierre le Vénérable (qui vient d’être élu en 1122 abbé de Cluny) a eu vent du concile de Soissons de 1121; il a appris la condamnation d'Abélard. Et cet homme, que sa charge nouvelle pourrait accabler, ou tout au moins accaparer, adresse au philosophe l'une des premières lettres de son abbatiat. L'histoire d'Abélard, il la connaît comme tous la connaissent; plus que beaucoup d'autres, il lui a prêté attention, car, tout jeune encore, il avait entendu parler d'Héloïse, s'était intéressé à elle, et avait sans nul doute été bouleversé par le drame de ces deux existences. Il a deviné la détresse d'Abélard, l'incompréhension à laquelle il se heurte, la solitude dans laquelle, peu à peu, il risque d'être enfermé :

 

 

« Pourquoi, cher ami, errer ainsi d'école en école? Pourquoi devenir tour à tour disciple et professeur? Pourquoi chercher, à travers tant de paroles et au prix de tant de fatigues, ce que vous pouvez trouver, si vous voulez, d'un seul mot et sans peine ? Les sages de l'Antiquité se sont épuisés à la recherche du bonheur; ils ont tenté à grand-peine de tirer des entrailles de la terre le secret qui se dérobait à leurs efforts. De là l'invention des arts, de là les arguments ambigus, de là toutes ces sectes, infinies en nombre et perpétuellement aux prises les unes avec les autres : les unes plaçant le bonheur dans le plaisir des sens, les autres dans les vertus de l'âme, d'autres le cherchant au-dessus de l'homme, d'autres encore réfutant ces théories, en inventant de nouvelles. Tandis qu'ils s'égaraient ainsi en demandant à l'esprit humain une lumière que Dieu seul pouvait leur donner, la Vérité les regardait du haut du ciel; elle prit en pitié leur misère; elle parut sur la terre. Pour se rendre visible à tous, elle revêtit une chair semblable à celle des hommes pécheurs, partagea leurs souffrances et leur dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes dans la peine, et je vous soulagerai... » Ainsi donc, sans le secours des méditations platoniciennes, des disputes de l'Académie, des arguties d'Aristote, des opinions des philosophes, voici que nous sont révélés à la fois le siège et la voie de la béatitude... Pourquoi perdre votre temps à vous mettre en scène comme un comédien, à déclamer comme un tragédien, à jouer comme les courtisanes?... Courez, mon fils, où vous appelle le divin Maître... Entrez dans la voie de la pauvreté spirituelle... Vous serez alors un vrai philosophe du Christ... Je vous accueillerai comme un fils... Le secours d'en haut ne nous manquera pas, nous vaincrons l'ennemi : l'ayant vaincu, nous serons couronnés, et, vrais philosophes, nous atteindrons au but de la philosophie, c'est-à-dire à la bienheureuse éternité. »


in
Régine Pernoud, Héloïse et Abélard, p. 155

Retour page précédente