Hugues MÉTEL

Chanoine de la cathédrale de Toul en Lorraine

Première lettre à Héloïse

 

 

À Héloïse abbesse vénérable du Paraclet, Hugues Métel, humble petit nain : chantez au Seigneur sur la harpe et sur la cithare. L'éclat de ta renommée, volant par les airs, a résonné jusqu'à nous; ce qui méritait d'être répandu sur vous nous a frappé. Cette réputation nous a appris que tu as surpassé le sexe féminin. Et comment ? En écrivant, en versifiant, en donnant aux mots ordinaires un sens nouveau grâce à des associations hardies. Mieux encore, tu as surpassé la mollesse féminine et tu t'es endurcie d'une force virile. Tu as rejeté loin de vous [toi et tes moniales] le fardeau informe du chameau bossu, et vous vous efforcez de passer la porte étroite qui mène à la vie. Ayant ainsi déposé le poids des délices terrestres, vous avez humé les délices célestes. Il vous faut donc veiller à ce que cette odeur très suave ne s'évanouisse, prendre soin que l'amour de la piété, enflammé en vous par le souffle divin, ne s'affadisse jamais. La Vérité le dit : «Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé.» Revêtez donc la tunique longue du bienheureux Joseph, faites en sorte, efforcez-vous de persévérer dans la bonne ouvrage. Mais je suis un sot, moi qui veux éclairer la lune, qui veux ajouter de l'eau à la mer. Je suis un sot, moi qui porte le bois à la forêt, moi l'ignorant qui veux enseigner la savante. Je suis un sot. Il est cependant utile de donner de l'éperon au cheval en course.

 

Peut‑être voulez‑vous savoir qui je suis, qui j'ai été. Écoutez donc qui je suis, qui j'ai été. Je m'appelle Hugues Métel, je suis né de la terre de Toul. Compagnon autrefois des muses, j'ai presque asséché tout l'Hélicon. Compas en main, j'ai dessiné toute la sphère céleste. J'ai tenu dans la main les règles de la composition et de la logique. Je m'amusais en hexamètres, en pentamètres, en poésies métriques et, sans vouloir vous choquer, je m'épuisais de plaisir. Tant et si bien que j'ai fini par accrocher ma harpe aux saules de Babylone.

 

Tombé jusque dans Babylone, c'est pourtant dans Babylone dans la coupe où je m'étais si fort enivré que j’ai trouvé la liberté. Le Seigneur garde ses petits, j’étais à terre, il m’a libéré ; je parlais autrefois égyptien, ensuite je parlais cananéen. En voilà assez. Saluez votre milice avec nos mots, mais surtout le grand maître de votre milice. Son éloge, je pense qu'il vaut mieux le taire en ce moment que n’en pas parler assez. Comme on décore de jeunes olives le pourtour de la table, vos filles couronnent la vôtre, où elles se restaurent d'une nourriture spirituelle. Que le Seigneur vous accorde de voir les filles de vos filles de génération en génération.


Traduction Guy Lobrichon, in "Héloïse, l'amour et le savoir", Paris, Gallimard, 2005
 

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