APOLOGIE  -  PROFESSION DE FOI

 

Guillaume de Saint-Thierry, Thomas de Morigny et Bernard de Clairvaux élaborent une liste de dix-neuf capitula. Bernard inclut ces capitula dans sa Lettre 190 qui doit être expédiée à Rome avec la Lettre 188. Abélard répond dans sa confession de foi ou Apologie. Bernard répondra contre Abélard dans sa Lettre 187. Pierre convoque alors ses amis à Sens.
Cousin T II p. 279 - Migne col. 106

 

On connaît le proverbe Rien n'est si bien dit qu'on ne puisse le détourner de son sens. Et, comme le rappelle saint Jérôme, écrire beaucoup de livres, c'est se charger de beaucoup de juges. Moi qui n'ai écrit que peu d'ouvrages, moi dont l'oeuvre est courte et même, en comparaison de certaines autres, inexistante, je n'ai pas pu échapper non plus à la critique. Pourtant, sur les points où je suis lourdement accusé, que Dieu le sache, je n'ai point conscience d'avoir péché et, s'il est advenu que j'aie péché, je ne m'en disculpe pas effrontément. Il se peut que j'aie écrit par erreur des choses qu'il ne convenait point d'écrire, mais, je prends Dieu à témoin et je soumets mon âme à son jugement, sur les points où je suis accusé, il n'est rien que j'aie hasardé par malice ou par orgueil. J'ai beaucoup parlé et dans beaucoup d'écoles, et mon enseignement n'a jamais eu d'eaux secrètes ni de pain caché. C'est publiquement que j'ai parlé, pour l'édification de la foi ou des moeurs, disant ce qui me paraissait salutaire. Tout ce que j'ai écrit, je l'ai de mon plein gré rendu publie, cherchant des juges plutôt que des disciples. S'il m'est advenu pourtant, pour avoir trop parlé, de sortir des justes bornes, selon le mot de l'Ecriture : En parlant beaucoup tu n'échapperas pas au péché (Prov. 10,19), jamais du moins une importune défense n'a fait de moi un hérétique; car j'ai toujours été prêt à satisfaire mes critiques en corrigeant ou en déplorant mes erreurs d'expression ; c'est là, de ma part, un dessein où je suis résolu à persévérer jusqu'au bout. Mais, de même qu'il m'appartient de vouloir corriger les erreurs que j'aurais pu commettre, je ne dois pas moins rejeter des griefs qui me sont faussement imputés. Comme le dit saint Augustin, c'est cruauté que de négliger sa réputation, et, selon le mot de Cicéron le silence passe pour un aveu. Aussi bien ai‑je cru qu'il était juste de répondre aux accusations réunies contre moi, tout en restant fidèle à la règle qu'enseigne saint Grégoire aux fidèles qui ont à se défendre contre la calomnie : Il faut savoir, dit‑il,, que, de même que notre zèle ne doit pas exciter nos adversaires de peur que nous ne causions ainsi leur perte, nous ne devons pas moins supporter d'une âme égale les accusations nées de la méchanceté, afin d'augmenter ainsi notre propre mérite. Il arrive même qu'il vaille mieux s'abstenir de répondre, de peur que les calomnies ne corrompent des coeurs innocents en nous privant de tout crédit aux yeux de ceux à qui nous aurions pu faire du bien. Qu'une fraternelle charité reconnaisse donc que, comme tout bon fils de l'Église, j'accepte intégralement avec elle tout ce qu'elle accepte, que je rejette tout ce qu'elle rejette, et qu'en dépit des fautes morales qui me rendent inférieur aux autres, je n ai jamais voulu porter atteinte à l'unité de la foi.

On a prétendu méchamment que j'avais écrit : Le Père a la pleine puissance ; le Fils une certaine puissance ; l'Esprit Saint n'a aucune puissance. Ce sont là des mots plus diaboliques qu'hérétiques ; je me conforme pleinement à la justice en les détestant, en les abhorrant, en les condamnant tout comme je condamne leur auteur. S'il advient qu'on puisse les découvrir dans mes écrits, je confesse alors que je suis bien un fauteur d'hérésie.

Je confesse que le Fils et l'Esprit Saint viennent du Père selon un mode tel que leur substance, leur volonté et leur puissance soient totalement identiques ; ayant même substance, c'est‑à‑dire même essence, il est impossible, en effet, qu'ils diffèrent en vouloir, ni qu'ils soient inégaux en pouvoir. Ici encore, pour affirmer que j'aie pu jamais écrire que l'Esprit saint n'ait pas la même substance que le Père, il a fallu une très grande malice ou une égale ignorance.

J'affirme que seul le Fils de Dieu s'est incarné pour nous délivrer de la servitude du péché et du joug diabolique, et pour nous ouvrir par sa mort l'accès de la vie supérieure.

Que Jésus‑Christ, en tant que Fils de Dieu véritable et unique, est engendré avant tous les siècles de la substance du Père, que de même la troisième Personne de la Trinité, l'Esprit saint, procède du Fils lui‑même, autant que du Père, voilà ce que j'affirme,en le croyant, ce que je crois en l'affirmant.

 J'affirme que la Grâce divine est nécessaire à tous les hommes, en sorte que ni le pouvoir de la nature, ni la liberté du choix ne peuvent sans elle suffire à notre salut. Prévenante, cette Grâce nous fait vouloir ; subséquente, elle nous fait pouvoir ; conservante, elle nous fait persévérer.

Je crois que Dieu ne peut rien faire que selon le mode où il lui convient de le faire, et qu'il peut faire bien d'autres choses que celles qu'il fera jamais.

Il est bien des actes accomplis par ignorance qui n'en sont pas moins des fautes, surtout lorsqu'il arrive que notre ignorance procède de notre négligence à nous informer de ce que nous devrions savoir. Tel est le cas de celui dont le Psalmiste dit : « Il n'a pas voulu comprendre pour bien agir » (Ps. 25,4).

Je reconnais que souvent Dieu s'oppose au mal, non seulement en empêchant les actes des méchants de produire leur effet, en sorte qu'ils ne peuvent réaliser leur vouloir, mais également en transformant leur vouloir même, en sorte qu'ils renoncent au mal qu'ils avaient médité d'accomplir.

Ayant tous péché en Adam, j'affirme que nous avons hérité sa faute comme nous avons hérité sa punition, car c'est son, péché même qui est la source et la cause effective de tous nos péchés.

En crucifiant le Christ, j'avoue que ceux qui l'ont crucifié ont commis un péché très grave.

On rapporte du Christ bien des traits qui s'appliquent moins à son chef qu'à son corps, c'est‑à‑dire à l'Eglise : tel est le cas de cet esprit de crainte, qui est le commencement de la sagesse et qu'élimine une parfaite charité. Aussi bien ne doit‑on pas croire que l'âme du Christ, qui posséda une parfaite charité, ait jamais eu cet esprit de crainte ; il n'est pas absent, pourtant de ses membres inférieurs. Par l'union du Verbe, cette âme en elle‑même connut une telle perfection et une telle certitude qu'elle savait bien qu'elle ne pouvait commettre aucun acte qui pût lui attirer aucun châtiment ni offenser Dieu d'aucune manière. Mais je reconnais qu'une chaste crainte, qui demeure dans les siècles des siècles et dont le nom véritable est le respect de la charité, n'appartient pas moins, de façon permanente, à l'âme même du Christ qu'aux élus, anges et hommes. Aussi bien est‑ce de ces esprits supérieurs qu'il est écrit : « Les Dominations adorent, les Puissances tremblent. » (Préface de la messe).

 Que la puissance de lier et de délier ait été accordée à tous les successeurs des Apôtres de la même façon qu'aux Apôtres eux‑mêmes, et également aux évêques dignes ou indignes, tant que l'Eglise les conserve dans son sein, c'est là une vérité que je professe. Je confesse que tous ceux qui sont égaux dans l'amour de Dieu et du prochain sont également bons et que personne ne perd son mérite aux yeux de Dieu si la réalisation de sa bonne volonté se trouve empêchée. Que l'Ange envoyé par Dieu ait réalisé pleinement son vouloir, ou que l'âme du Christ ait ajouté à son vouloir une effective réalisation, sa bonté n'est pas augmentée pour autant ; mais tout être bon le demeure également, qu'il ait ou non le temps de manifester sa bonté par ses oeuvres, tant qu'il conserve égale sa volonté de bien agir et qu'il ne la perd point par le fait même de son inaction.

Dieu le Père est aussi sage que Dieu le Fils, Dieu le Fils aussi bon que Dieu l'Esprit saint : telle est la vérité que je professe, car il est impossible qu'aucune des Personnes diffère d'une autre ni dans la plénitude du bien, ni dans la gloire de la dignité.

Que l'Avènement du Fils à la fin des temps puisse être attribué au Père, cette pensée, que Dieu en soit témoin, ne m'est jamais venue à l'esprit et je n'ai jamais rien dit de tel.

De même, la doctrine selon laquelle l'âme du Christ n'est descendue aux enfers que par sa puissance est entièrement exclue de mon enseignement et de ma pensée.

 Quant au dernier article par lequel on m'accuse d'avoir écrit que ni l'acte, ni la volonté, ni la concupiscence, ni le plaisir qu'elle excite ne constituent le péché et qu'on n'est pas tenu de vouloir éteindre cette concupiscence, je n'ai jamais rien soutenu de tel ni dans ,mon enseignement, ni dans mes écrits 

Ayant ainsi achevé la liste des accusations, notre ami (Bernard, abbé de Clairvaux) concluait son rapport en disant : «Tels sont les propositions qu'on a tirées, soit de la Théologie de maître Pierre, soit de ses Sentences, soit de son Traité intitulé : Connais‑toi toi‑même. » Ce n'est pas sans surprise que j'ai lu ces lignes, n'ayant jamais écrit aucun ouvrage qui s'appelle Livre des Sentences. Comme les autres accusations, celle‑ci repose ou sur la malice ou sur l'ignorance.

Au nom de la consolation qu'on peut trouver dans le Christ Jésus, au nom de la piété que peut contenir votre coeur, je supplie votre fraternelle piété de faire en sorte que personne ne manque à la charité en entachant ma réputation et en doutant de cette innocence que la vérité libère de toute faute. Car il appartient à la charité de n'accueillir aucune calomnie à l'égard du prochain, d'interpréter dans le sens favorable les formules douteuses et de ne jamais oublier la phrase où le Seigneur a manifesté sa piété : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Mt. 7,1).

Traduction Maurice de Gandillac, Oeuvres choisies d'Abélard, Aubier 1945, p. 334

  sommaire

page précédente